Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
La rareté des subsistances fut le prétexte de l'insurrection qui éclata dans ces deux journées. Le peuple, ému par les discussions de l'assemblée nationale, vexé par des patrouilles continuelles, souffrant de la faim, était soulevé. Bailly et le ministre Necker n'avaient rien oublié pour faire arriver des vivres en abondance; mais, soit la difficulté des transports, soit les pillages qui avaient lieu sur la route, soit, surtout, l'impossibilité de suppléer au mouvement spontané du commerce, les farines manquaient. Le 4 octobre, l'agitation redoubla. On parlait du prochain départ du roi pour Metz, de la nécessité d'aller le chercher à Versailles; on demandait du pain à grands cris. De nombreuses patrouilles réussirent à contenir le peuple. La nuit fut assez calme; mais le lendemain 5, dès le matin, les attroupemens recommencèrent.
Les femmes jouèrent le principal rôle dans les scènes que nous allons essayer de décrire. On avait prévu qu'un premier attroupement, formé par des hommes, serait facilement dissipé par les gardes nationales; on n'eût pas craint d'agir contre une horde de séditieux; mais on était fondé à croire que personne ne voudrait repousser des femmes à coups de fusil ou de baïonnettes, et ce fut par des femmes que les meneurs firent commencer la journée. On les vit, dès le matin, courir dans les rues, et criant qu'il n'y avait point de pain chez les boulangers. Bientôt après, elles inondèrent la place de l'Hôtel-de-Ville. Des hommes voulurent se joindre à elles, mais elles s'y opposèrent, disant que les hommes ne savaient point agir. Elles se précipitèrent alors sur un bataillon de la garde nationale, qui était rangé en bataille sur la place, et le firent reculer à coups de pierres. Dans ce moment, une porte ayant été enfoncée, l'Hôtel-de-Ville fut envahie; des brigands, armés de piques, s'y précipitèrent avec les femmes, et voulurent y mettre le feu. On parvint à les écarter, mais ils s'emparèrent de la porte qui conduisait à la grande cloche, et sonnèrent le tocsin. Les faubourgs alors s'ébranlèrent. Le nommé Maillard, l'un de ceux qui s'étaient distingués à la prise de la Bastille, entreprit de délivrer l'Hôtel-de-Ville de ces femmes furieuses. Son projet était de les réunir, sous prétexte d'aller à Versailles, mais cependant sans les y conduire. Il prit un tambour, et les entraîna bientôt à sa suite, au cri mille fois répété: A Versailles! à Versailles! Ces femmes portaient des bâtons, des manches à balai, des fusils, et des coutelas. Avec cette singulière armée, Maillard descendit le quai, traversa le Louvre, fut forcé, malgré lui, de conduire ces femmes à travers les Tuileries, et arriva aux Champs-Élysées. Là, il fut décidé de nouveau qu'il fallait aller à Versailles.
«Voici, dit un témoin oculaire, de quelle manière s'opéra ce débordement populaire, qui s'étendit jusqu'à Versailles. Une horde de femmes, ou plutôt de bacchantes, dont quelques-unes étaient à cheval sur des canons, ouvraient la marche, en forçant de les suivre toutes les personnes de leur sexe que la curiosité avait attirées dans les rues ou à la porte des boutiques. Elles étaient précédées de Maillard, qui paraissait à leur tête, l'épée nue à la main. Quelques autres hommes, armés de piques et de fusils, étaient confondus avec elles, mais ne faisaient que la plus petite portion de cette armée bizarre. Il pleuvait abondamment, de sorte que toutes ces malheureuses, dont plusieurs étaient pâles, tremblantes, transies de froid, ressemblaient assez bien à des cadavres nouvellement retirés du fond des eaux.»
A son arrivée à Versailles, cette foule ayant rencontré plusieurs gardes-du-corps, commença par les accabler d'injures, puis les poursuivit à coups de fusil; heureusement aucun de ces militaires ne fut atteint. Une députation de douze de ces femmes, fut admise dans l'appartement du roi, ou plutôt s'y introduisit avec une députation que l'assemblée nationale avait envoyée au monarque. L'une d'elles, nommée Louise Chabry, chargée de la supplique que ses compagnes avaient à présenter, demeura interdite à la vue du roi, put à peine prononcer ces mots: Du pain, et s'évanouit. Bientôt revenue à elle, lorsqu'elle voulut baiser la main du monarque, celui-ci l'embrassa, et la chargea, ainsi que celles qui l'avaient accompagnée, de dire au peuple, qu'il allait donner des ordres pour faire venir des grains de Senlis et de Lagny, et faire disparaître les obstacles qui pourraient retarder leur arrivée.
Satisfaites de cette réponse, ces femmes allaient rejoindre la multitude, aux cris de Vive le roi! Mais on leur demanda d'autres preuves, des promesses qu'elles rapportaient, qu'une attestation verbale. Leurs commettantes les accusèrent de s'être laissé séduire; les unes voulaient les mettre en pièces, les autres, les conduire à la plus prochaine lanterne pour les pendre. Les gardes-du-corps, commandés par le comte de Guiche, accoururent pour dégager ces malheureuses; des coups de fusil partirent des deux côtés; deux gardes-du-corps tombèrent, plusieurs femmes furent blessées. Non loin de là, un homme du peuple, à la tête de quelques femmes, pénétra à travers les rangs des bataillons, et s'avança jusqu'à la grille du château. M. de Savonnières le poursuivit, mais il reçut un coup de feu, qui lui cassa le bras. Le roi, instruit du danger, fit ordonner à ses gardes de ne pas faire feu, et de se retirer dans leur hôtel. Tandis qu'ils opéraient ce mouvement, quelques coups de fusil furent échangés entre eux et la garde nationale de Versailles, sans qu'on pût savoir de quelle part étaient venus les premiers coups.
La nuit fut assez paisible; l'arrivée des gardes nationales parisiennes, commandées par Lafayette, rétablit la sécurité, et donna lieu de croire qu'il n'y avait à craindre aucun événement fâcheux.
Cependant, dès cinq heures du matin, la multitude arrivée la veille commençait à se réveiller; déjà elle s'était ébranlée, déjà un jeune homme de quinze à seize ans, traîné par une vingtaine de bandits, avait été suspendu à une lanterne. Au même instant, un cri général s'élève: Aux gardes-du-corps! Aux gardes-du-corps! A ce signal, les bourreaux abandonnent leur victime; on coupe la corde qui déjà suspendait le jeune homme, et ce malheureux s'enfuit à toutes jambes; c'était un garçon d'écurie des gardes-du-corps. Les brigands avaient voulu enlever les chevaux confiés à sa garde; et ce courageux enfant, armé d'une fourche, les avait repoussés de toutes ses forces. C'était pour le punir de sa résistance, qu'on avait voulu le pendre.
Au signal donné contre les gardes-du-corps, une populace immense était accourue de toutes parts. Cette multitude n'était pas seulement composée d'individus arrivés de Paris, mais de beaucoup de gens de Versailles, qui, dans cette circonstance, rivalisèrent de fureur avec ceux qui venaient détruire la source de leurs richesses et de leur prospérité; jusque là, à part les coups de feu qui avaient été échangés la veille, ce mouvement n'avait eu qu'une physionomie tumultueuse et burlesque. La scène changea de face, l'horrible ne tarda pas à venir s'y mêler. Bientôt on vit paraître au bout d'une pique, la tête d'un garde du-corps, qui fut suivie, en peu d'instans, d'une autre tête. Ces malheureux militaires, n'ayant pas d'appui, et à qui même toute résistance était défendue, fuyaient, éperdus, de toutes parts, et rencontraient partout des bourreaux, à qui ils n'échappaient que couverts de sang et de blessures. Ils étaient dans cette affreuse situation, lorsque le général Lafayette parut, à la tête de ses gardes nationales, qui les prirent sous leur protection, et balayèrent le château de tous les brigands qui s'en étaient emparés. Dans le même temps, on voyait courir dans toutes les avenues, une multitude de chevaux fougueux, renversant de côté et d'autre les cavaliers qui les avaient montés; c'étaient des hommes de la populace de Paris qui s'étaient rendus maîtres des écuries, et croyaient ces chevaux de bonne prise. Quant à ceux qui avaient assiégé le château, il est certain qu'ils en voulaient aux jours de la reine, qui ne dut son salut qu'à la fidélité des gardes-du-corps, qui se défendirent héroïquement, quoiqu'en très-petit nombre, et ne cédèrent le terrain que pied à pied, et en se défendant de porte en porte. L'un d'eux se fit égorger, en défendant l'issue qui conduisait à l'appartement de la reine. Cette princesse était dans son lit pendant le combat, ou plutôt pendant le massacre, et n'eut que le temps de se sauver à moitié nue, dans la chambre du roi. Entrés dans l'appartement qu'elle venait de quitter, les brigands, irrités de ne pas la trouver, bouleversèrent son lit et le lardèrent de coups de pique et de poignard.
Dans cette déplorable journée, ce furent les anciens gardes-françaises qui protégèrent les gardes-du-corps avec le plus d'efficacité. Postés près château, lorsqu'ils entendirent le tumulte, ils accoururent, et dispersèrent les brigands; puis, s'étant présentés à la porte derrière laquelle étaient retranchés les gardes-du-corps. «Ouvrez, leur crient-ils, les gardes-françaises n'ont pas oublié qu'à Fontenoi vous avez sauvé leur régiment!»
Tous les partis s'accordent à louer la présence d'esprit et l'infatigable dévoûment du général Lafayette dans cette déplorable circonstance; il y courut plusieurs fois risque de la vie, et ce fut lui qui dirigea les secours envoyés aux gardes-du-corps. La famille royale, la cour entière, eût été massacrée sans lui. Aussi madame Adélaide, tante du roi, accourut à lui, et le serra dans ses bras, en lui disant: «Général, vous nous avez sauvés.»
Les deux têtes qui avaient été vues au bout des piques furent portées à Paris par deux jeunes gens de douze à quinze ans. On rapporte que ceux qui les accompagnaient, les firent entrer chez un perruquier, et le forcèrent de friser les cheveux de ces têtes livides, encore toutes dégoûtantes de sang. Ces deux malheureux gardes-du-corps immolés se nommaient Deshuttes et Varicourt; ce dernier avait péri en défendant l'appartement de la reine.
Lafayette fit suivre ces bandes, à leur départ de Versailles, par un détachement de l'armée, qui avait ordre de les empêcher de revenir sur leurs pas. Le général avait ordonné de désarmer les brigands qui portaient au bout de leurs piques les têtes des gardes-du-corps. Cet horrible trophée leur fut arraché, et il n'est point vrai qu'il ait précédé la voiture du roi revenant à Paris.
Le retour du roi dans la capitale fut la conséquence de cette insurrection. Louis XVI fit son entrée, au milieu d'une affluence considérable, et fut reçu par Bailly à l'Hôtel-de-Ville. Les mêmes femmes qui étaient venues la veille lui demander du pain, ouvraient la marche, et portaient des rameaux d'arbres en signe de triomphe. La populace qui formait une espèce d'avant-garde, chantait victoire, et criait: «Nous allons avoir du pain, nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron!» Cela voulait dire le roi, la reine et le dauphin.
«Je reviens avec confiance, dit le roi, au milieu de mon peuple de Paris.» Bailly rapporta ces paroles à ceux qui ne pouvaient les entendre, mais il oubliait le mot confiance.—Ajoutez avec confiance, dit la reine. «Vous êtes plus heureux, reprit Bailly, que si je l'avais prononcé moi-même.»
Ce fut à la suite de cette réception que la famille royale se rendit au Palais des Tuileries, qui n'avait pas été habité depuis un siècle.