Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Robespierre, dans sa rage révolutionnaire, ne respecta pas même Arras, sa ville natale. Il semble même qu'il voulût la traiter avec une sévérité toute particulière, en y envoyant Joseph Lebon, son compatriote, l'un de ses sectateurs les plus ardens, avec la mission d'extirper toutes les racines de l'aristocratie. Ce Joseph Lebon, ancien membre de la congrégation de l'Oratoire, avait été successivement maire d'Arras, administrateur du Pas-de-Calais, et en dernier lieu, député à la convention nationale.
Joseph Lebon ne tarda pas à se rendre digne de celui qui l'avait choisi. Il couvrit sa patrie de sang et de carnage. Il faisait tout à la fois parade d'apostasie, de libertinage et de cruauté, et se vantait d'avoir acquis une réputation incomparable de scélératesse parmi les commissaires de la convention. Effrayé de la présence des Autrichiens dans les environs du département du Pas-de-Calais, le comité de salut public avait investi ce proconsul de pouvoirs illimités, avec ordre de prendre dans son énergie toutes les mesures commandées par le salut de la république. Ces ordres ne furent que trop fidèlement suivis. De là, tant de spoliations, de meurtres, et d'atrocités de toutes espèces. Nous allons relater quelques-uns de ses crimes, pris entre mille plus épouvantables les uns que les autres.
Un jour, la dame Desvignes et sa fille, étaient assises sur le rempart d'Arras, occupées à lire Clarisse Harlowe. Lebon s'approcha d'elles sans être aperçu, lâcha un coup de pistolet à leurs oreilles, et sans leur donner le temps de revenir de leur frayeur, poussa la fille, la renversa, arracha le livre des mains de la mère, et menaça de l'assommer avec le pommeau de son sabre. Il ordonna ensuite à la jeune personne d'ôter le voile qui couvrait sa gorge, y plongea sa main insolente, et joignant la cruauté à la lubricité, la retira teinte de sang. Puis il enleva à ces femmes leurs boucles d'argent, se fit remettre leur portefeuille, et y ayant trouvé quelques gravures provenant d'un almanach, il prétendit qu'il y reconnaissait des signes de la royauté, et les conduisit lui-même dans une maison d'arrêt. La mère et la fille furent mises en liberté le lendemain; heureusement pour elles que le tyran se souvint qu'il était ivre, lorsqu'il les avait arrêtées.
Lebon fit assassiner le sieur Duvieux-Fort, parce qu'on avait trouvé chez lui un perroquet qui disait: Vive le roi. Lebon fit tenir cette victime sous le tranchant de la guillotine, pendant le temps qu'on lisait la nouvelle d'une victoire à la multitude assemblée. Pour justifier la barbarie de cet acte, il disait qu'il en avait agi ainsi, afin que les ennemis de la république mourussent avec la douleur d'avoir été les témoins de ses triomphes.
Deux jeunes gens, dont l'un nommé Vaillan, et l'autre, fils du maître de poste de Lens, avaient été conduits, à dix heures du matin, sur la place des exécutions, et garrottés au pied des échafauds. Ils restèrent exposés pendant deux heures aux injures de la populace; on les couvrit d'ordures, on brûla leurs habits. L'un d'eux perdit connaissance; le bourreau lui jeta un seau d'eau sur la figure. Sept individus, condamnés à mort, arrivèrent, et furent exécutés en leur présence. Ces deux infortunés étaient couverts du sang des victimes. Puis le bourreau, tenant la tête du dernier supplicié, l'approcha des lèvres mourantes des deux patiens, qui ne furent exécutés qu'après cette déchirante et longue agonie.
Une pauvre villageoise allaitait un petit enfant, sur la porte de sa chaumière; elle n'avait pas de cocarde; un des agens de Lebon lui en fait le reproche, en la menaçant de la guillotine.—Pour ça, dit la paysanne, dans son patois picard; je reviens des champs, je vais y retourner; je n'ai besoin de cocarde pour travailler.—Quoi! tu réponds! reprend l'agent; je vais à Arras, et je te ferai guillotiner.—Eh bien! va; si tu me fais guillotiner pour ça, on a bien raison de dire qu'on en guillotine à Arras qui sont aussi innocens que l'innocent que je tiens dans mes bras.» L'agent rendit compte des propos de cette pauvre femme, qui, peu de jours après, fut incarcérée et guillotinée.
On connaît l'horrible histoire de cette infortunée à qui, pour prix de son déshonneur, Lebon promit de rendre son mari qu'il avait destiné au supplice. Lorsqu'elle crut revoir son époux, d'après la parole qui lui avait été donnée, on conduisait ce malheureux à l'échafaud. Elle court éplorée chez Lebon, croyant que cette exécution est une méprise; le bourreau ne lui répond rien, mais lui présente dérisoirement un assignat de cent sous, comme salaire de ses faveurs, et la met à la porte.
Chaque jour, après son dîner, il assistait au supplice de ses victimes. Il fit placer un orchestre près de la guillotine, et ordonna au tribunal, de condamner à mort tous ceux qui s'étaient distingués par leurs richesses ou par leurs talens. Dans la salle de spectacle, il prêchait la loi agraire, le sabre à la main. «Sans-culottes, dit-il un jour, dénoncez hardiment, si vous voulez quitter vos chaumières; c'est pour vous qu'on guillotine. Vous êtes pauvres; n'y a-t-il pas près de vous quelque noble, quelque riche, quelque marchand? Dénoncez donc, et vous aurez sa maison.»
Une des rues de la ville qui était sa patrie fut entièrement dépeuplée par lui. Tous ceux qui l'habitaient furent envoyés à l'échafaud. Cambrai, et les autres villes du département, furent également les théâtres de ses fureurs. Mais quand le régime de la terreur fut passé, quand Robespierre eut succombé sous les coups de ses anciens complices, des voix enhardies par quelques députés, vinrent dénoncer le misérable Lebon, à la barre de la convention. Alors furent révélés la plupart des actes atroces dont il s'était rendu coupable. Bourdon de l'Oise, l'attaqua le premier: «Voilà, dit-il, le bourreau dont se servait Robespierre.» C'est bien à lui, s'écria André Dumont, que l'on peut dire: Monstre, va cuver dans les enfers, le sang de tes victimes!—Il n'est pas étonnant, répondit Joseph Lebon, que la calomnie s'attache à un représentant qui a sué.....—Tu as sué le sang, s'écria Poultier.—Tu dînais avec le bourreau, ajouta Bourdon de l'Oise.
On fait monter de quinze cents à deux mille le nombre des personnes assassinées à Arras et à Cambrai, pendant la mission de Joseph Lebon. Ce monstre fut puni enfin de ses crimes. Par jugement du tribunal d'Amiens, il fut exécuté dans cette ville, le 13 vendémiaire an 4 (5 octobre 1796). Il fut conduit à l'échafaud, revêtu d'une chemise rouge, costume des assassins condamnés. Lorsqu'on voulut lui mettre cette chemise, il s'écria, quoiqu'il fût ivre d'eau-de-vie: «Ce n'est pas moi qui dois l'endosser, il faut l'envoyer à la convention, dont je n'ai fait que suivre les ordres.»
Il faut ajouter à ses crimes qu'il avait dérobé plus de cinq cent mille livres, sous les scellés qu'il avait fait mettre sur les effets des prisonniers. Ce scélérat avait trente ans, lorsque la société fut délivrée de sa présence.