Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Que des enfans dénaturés portent une main sacrilége sur ceux qui leur ont donné le jour, c'est un attentat monstrueux dont les annales de la justice ne fournissent malheureusement que trop d'exemples: l'impatience de jouir d'un patrimoine que la mort d'un père peut seule leur assurer, a pu étouffer dans le cœur de ces monstres la voix de la nature, et les porter par degrés au comble de la férocité; mais qu'un père tendre dont toute la vie est exempte de reproches; qu'un père environné d'une nombreuse famille, qu'il a toujours chérie, assassine un de ses enfans; qu'il choisisse pour victime de sa fureur précisément celui dont les soins assidus, les services continuels exigent de lui plus d'attachement; que, par cet acte de barbarie, il se prive d'un soutien, de celui de sa nombreuse famille; que ses autres enfans concourent à la consommation de cet abominable forfait, c'est ce que nul être raisonnable ne pourra jamais présumer. Il faut, pour croire à un semblable attentat, que les preuves en soient si nombreuses, si claires, qu'il soit impossible d'y résister, et, lors même que ces preuves existent, l'homme sage tremble encore de prendre les fausses lueurs du mensonge pour la lumière de la vérité. Dans le récit que nous allons faire, rien ne motive l'accusation de parricide; il faut absolument supposer qu'il a été commis sans intérêt, contre l'intérêt même de l'accusé.
Jacques Verdure était né d'une famille honnête et pauvre de la paroisse de Berville. Jeté par le malheur de sa situation dans la condition de la domesticité, il servit, d'une manière irréprochable, différens maîtres, jusqu'à l'âge de vingt-trois ans. Il épousa, en 1755, Marie-Madeleine Graindel, avec laquelle il vécut dans la plus parfaite union.
Depuis 1774 jusqu'en 1778, Verdure occupa une maison voisine de celle qu'habitait Catherine Hamel, femme Bouillon. C'était une femme violente, emportée, redoutée de tous les habitans des environs, dont la maison était un lieu de débauche, et qui, par sa méchanceté bien connue, était devenue le fléau de la paroisse qu'elle habitait. On verra, par la suite, comment cette horrible mégère fut un des principaux instrumens des malheurs de Verdure.
Heureux au sein de sa famille, celui-ci vivait dans une union intime avec sa femme, avec ses enfans, avec tous ses voisins; mais il n'était pas dans le caractère de la femme Bouillon de respecter sa tranquillité; et Verdure, après quatre années de patience, excédé des tracasseries de cette femme, de ses outrages et de ses violences, fut obligé d'abandonner une maison qu'un pareil voisinage rendait inhabitable pour un homme de son caractère. Il alla demeurer dans une maison située près de l'église de la même paroisse. Là, il continua de vivre dans le calme le plus profond, avec une femme vertueuse, qui s'attachait à faire son bonheur. De huit enfans qui avaient été le fruit de cette union bien assortie, il lui en restait encore six, lorsqu'il eut la douleur de perdre sa chère compagne, à la suite de sa dernière couche.
Par la mort de sa mère, Rose Verdure, âgée alors de vingt-un ans, se trouva de droit à la tête de l'administration intérieure de la maison paternelle. Elle était en outre chargée d'élever son jeune frère et la dernière de ses sœurs, âgée de six semaines lors de la mort de sa mère. Dans le courant de l'année 1780, cette petite fille fut atteinte d'une maladie fort ordinaire aux enfans de son âge; c'était une dartre générale qui lui couvrait toute la tête de croûtes, qui, étant arrachées journellement par l'enfant, donnaient lieu à des excoriations sanglantes; et souvent l'on était obligé d'employer plusieurs linges, avant de pouvoir étancher parfaitement le sang. Cette circonstance est à remarquer; elle sert à expliquer la découverte d'une coiffe ensanglantée trouvée dans la maison de Verdure le lendemain de l'assassinat de Rose, sa fille.
Il faut dire aussi que, quelque temps avant la mort de cette jeune fille, ses sœurs avaient remarqué qu'un garçon meunier de la même paroisse venait assez fréquemment la voir; qu'il l'entretenait secrètement; que quelquefois il sortait avec elle derrière la maison ou ailleurs; qu'elles crurent même s'apercevoir d'un changement notable dans son état. Le père, de son côté, fit la même observation; il en parla même à sa fille quelques jours avant sa mort; mais elle lui protesta que ses soupçons étaient sans fondement. Mais, quelques jours après la catastrophe, ses autres enfans lui ayant fait part de leurs soupçons, l'idée qui l'avait d'abord frappé se représenta vivement à son esprit; diverses autres circonstances vinrent fortifier cette pensée; et c'est ce qui le détermina, dans ses premiers interrogatoires, à déclarer que sa fille était enceinte; ses autres enfans, du moins les deux filles et le fils aîné, firent la même déclaration: toutefois, comme elle n'était basée que sur des soupçons, ils ne crurent pas devoir y insister, et, dans leurs récolemens sur leurs interrogatoires, ils dirent tous que, s'ils avaient déclaré que Rose Verdure, leur sœur, était grosse, c'est qu'ils le pensaient; mais qu'ils n'avaient eu qu'un simple doute sur cette grossesse, et non une certitude.
Mais ce qu'il y a de plus certain, c'est que, quelques jours avant la catastrophe, cette fille avait dit à sa famille que, le samedi 7 octobre 1780, environ à minuit, tandis qu'elle travaillait à côté de la cuisine, dans une petite chambre donnant sur la cour, on avait tenté de tirer un coup de fusil par un des trous qui se trouvaient à cette chambre; que le coup avait manqué, qu'elle avait même senti l'odeur de la poudre, et qu'elle en avait été tellement effrayée que les cardes qu'elle tenait alors lui étaient échappées des mains. Hélas! son malheureux père était loin de penser, au moment où elle lui faisait part de cet accident, que, huit jours après, frappée d'un coup mortel, elle expirerait à soixante pas de sa maison, et que les soupçons publics, se tournant sur lui, il se verrait accusé du plus horrible parricide.
Le 14 octobre 1780, jour qui précéda la nuit où l'infortunée Rose Verdure tomba sous les coups d'un assassin, son père partit le matin pour le marché d'Oudeville, où il acheta trois boisseaux de blé; il en repartit vers une heure un quart après midi, accompagné du nommé Lafosse, passa dans les bois de Berville, où il trouva ses deux garçons qui ramassaient du bois mort pour chauffer le four, et rentra avec eux chez lui, environ à quatre heures après midi. En arrivant, il trouva sa fille aînée occupée à laver du linge à la porte de la maison. Après avoir mangé un morceau de pain, il détrempa et battit de la terre pour boucher quelques trous qu'il avait remarqués à sa maison. Pendant ce temps, Rose alla chez le prieur-curé de Berville chercher du bois, pour le porter chez sa grand'mère, femme d'un âge très-avancé. Environ une heure après le coucher du soleil, le vent s'étant élevé, Verdure quitta ses autres enfans, en leur disant qu'il allait faire moudre son blé, et que leur sœur aînée allait bientôt rentrer. En effet, il se rendit à la maison du moulin de Berville; il y trouva Antoine Lefret, le garçon meunier dont nous avons parlé; il mangea de la soupe et but plusieurs verres de cidre avec lui. Pendant qu'ils mangeaient, il survint plusieurs personnes, entre autres les nommés Blondel, journalier, et Quesnet, cordonnier. Tous ensemble se rendirent, quelques instans après, au moulin, où Verdure prit le violon de Lefret, et joua quelques airs. Pendant que Verdure s'amusait si innocemment, Antoine Lefret était renversé sur la barre de son lit, sa main posée contre sa tête. En remettant le violon à sa place, Verdure remarqua deux fusils, dont l'un était celui du garçon meunier, et l'autre appartenait au nommé Renoult, à qui Lefret le rendit deux jours après la mort de Rose.
Quand Verdure quitta le moulin pour retourner chez lui, il était environ minuit. En rentrant, il trouva sa fille aînée, la seconde et la dernière autour du feu; l'aînée donnait ses soins à la plus jeune; la troisième était déjà couchée, mais elle n'était pas encore endormie; les deux garçons étaient également au lit, mais dormaient profondément. «Allons, mes enfans, dit Verdure, il va bientôt être minuit, couchons-nous.» La seconde de ses filles obéit, lui-même se coucha. Rose lui présenta sa petite sœur, qu'il reçut dans ses bras. Ce bon père, n'osant confier cette enfant pendant la nuit à d'autres qu'à lui-même, dans la crainte de quelque accident, la faisait coucher auprès de lui. Et comme Rose, sa fille aînée, ne paraissait pas disposée à se coucher encore, il lui dit une seconde fois de se coucher, qu'elle allait user le reste de la chandelle; mais elle lui observa qu'il fallait qu'elle raccommodât un de ses bas et qu'elle lavât le mouchoir de sa petite sœur. Alors elle passa dans une petite chambre qui donnait sur la cour, et contiguë à la cuisine, où couchait toute la famille. Ce fut là qu'elle se retira pour raccommoder son bas. Son père, extrêmement fatigué, ne tarda pas à s'endormir. Cependant, lorsque cette famille innocente goûtait un sommeil profond et tranquille, le crime veillait autour de son asile, et des six enfans que Verdure possédait en se couchant, il ne lui en restait plus que cinq à son réveil.
Un peu avant le jour, Verdure appelle sa fille pour l'envoyer à la première messe; personne ne lui répondant, il ouvre une vitre pour se procurer un peu de jour; et, n'apercevant point Rose, il croit qu'elle est déjà partie pour se rendre à l'église; il trouve ouverte la porte qui donnait de la cuisine dans la petite chambre; il met une veste sur ses épaules; et, sans bas, sans aucun autre vêtement, il traverse la chambre, et se rend aux fosses d'aisance: là, il aperçoit sa fille couchée sur le côté droit, vêtue de ses habits, ayant cependant une jambe nue. «Que fais-tu là, ma Rose? lui dit-il, tout alarmé; es-tu malade? pourquoi ne vas-tu pas dans ton lit?» Surpris de son silence, il approche davantage, et reconnaît, à des signes trop certains, que sa fille n'existe plus. Ce malheureux et tendre père songe alors à ses autres enfans; il craint la triste impression que peut faire sur eux cet événement. Verdure rentre donc pour rassurer ses enfans, et leur dit que leur sœur est morte subitement dans les fosses; il ne connaissait point encore le genre de sa mort. Il les exhorta à ne pas s'effrayer, ajoutant qu'il allait la chercher, l'apporter dans son lit, et prévenir le prieur-curé de Berville, pour que ce déplorable accident ne fît pas de bruit.
En effet, il retourne aussitôt dans les fosses, et se dispose à enlever le cadavre de sa fille; mais, ayant passé sa main gauche sous l'aisselle droite du corps, il sent que deux de ses doigts entrent dans une blessure. Surpris, et effrayé d'un événement qu'il était loin de prévoir, il n'ose l'enlever, le laisse sur la place, et rentre chez lui consterné, annonçant à ses enfans que leur sœur a été assassinée. Il se rend ensuite chez Pierre Ruette, son voisin, qu'il prie de venir auprès de ses enfans, tandis qu'il irait chez le curé. En effet, il se rend aussitôt au presbytère, et revient chez lui mêler ses larmes à celles de ses autres enfans.
A peine ce fatal événement fut-il connu dans le public, qu'une foule de personnes se rendirent sur la place où gisait le cadavre. Chacun cherche aussitôt quel peut être l'auteur de cet attentat; chacun forme des soupçons différens. Les uns trouvent étrange que cette fille ait été assassinée si près de la maison paternelle, sans que son père, sans que sa famille, eussent entendu le coup de fusil qui lui avait donné la mort. D'autres assurent qu'elle n'a pas dû être assassinée sur le lieu où l'on voit son cadavre; qu'il faut qu'elle ait été tuée ailleurs, et apportée ensuite dans les fosses; on cherche même des traces de cette translation, on en cherche vainement, on n'en trouve aucune. Un seul des spectateurs, un homme digne de confiance, Nicolas Néel, entendu comme témoin, attesta qu'étant sorti devant sa porte, environ une heure après minuit, il avait entendu un coup de fusil qui partait du coin oriental de la mâsure de Verdure dans la fosse en question. Qu'aussitôt le coup parti, il avait entendu une voix plaintive semblable à celle d'une personne qui recevrait le coup mortel.
Cependant chacun des assistans avait les yeux fixés sur le cadavre. Ce cadavre attestait un homicide; il fallait bien qu'il existât un coupable; et le public, juge presque toujours injuste, quand il suit les mouvemens de son impatience naturelle, s'appliquait à le chercher. Enfin, dans l'impossibilité d'asseoir un soupçon fondé, il se trouva, parmi les spectateurs, des hommes assez cruellement stupides, pour dire qu'il fallait bien que Verdure eût assassiné lui-même sa propre fille, que nul autre que lui ne pouvait avoir fait le coup. Mais quel fut le premier qui articula cette accusation terrible? on le chercha vainement dans deux informations consécutives composées de quarante témoins. Tout se réduisit à ces mots: J'ai ouï dire dans le public. Ainsi, la voix qui la première avait accusé Verdure demeura inconnue pendant près de six années.
Mais le temps, révélateur des crimes les plus cachés, vint au secours de l'innocence calomniée et opprimée: on découvrit que cet accusateur occulte était un imposteur, convaincu de mensonge par sa propre bouche, sur lequel devaient désormais se concentrer tous les soupçons de la justice.
Antoine Lefret, le garçon meunier dont nous avons parlé, s'était présenté avec la foule que la curiosité avait attirée près du cadavre de Rose Verdure; mais sa conduite fut étrange; il ne s'arrêta point à examiner les restes inanimés d'une jeune fille qui avait dû lui être chère, et à laquelle il avait marqué des attentions suivies pendant qu'elle vivait; mais il entra dans la maison, s'élança au cou de Verdure, qui, dans ce moment, tenait le plus jeune de ses enfans sur ses genoux, le pressa affectueusement dans ses bras, en lui disant: «Oh! mon ami, ce n'est pas ta fille que je plains, c'est toi seul; elle était ton appui, et tu restes chargé d'une nombreuse famille. Pourquoi ne puis-je pas rester! je t'aiderais à l'élever! mais malheureusement je quitte le moulin, et il faut que je parte.» En achevant ces mots, il sortit de la maison, et passa devant la porte de la femme Étancelin. Cette femme, qui causait alors avec une de ses voisines, lui demanda s'il croyait que l'on eût tué la fille Verdure, sans que son père en eût connaissance. Il répondit d'un air effrayé, en serrant son bâton, et en frappant sur un baquet qui était devant lui, qu'il n'y en avait pas d'autre que le père qui l'eût tuée.
Huit ou quinze jours après, on lui demanda s'il n'avait rien à dire dans cet assassinat. Il répondit qu'il était couché sur un lit lorsque Verdure sortit du moulin, et qu'il n'y en avait pas d'autre que lui qui eût assassiné sa fille.
Le lundi, 16 octobre, à neuf heures du matin, le juge, haut-justicier de Berville, se rendit sur le lieu du crime, accompagné du procureur-fiscal, de son greffier, et d'un chirurgien-juré; on constata que les vêtemens de Rose étaient imbibés de sang, que sa jambe droite était nue, et la gauche, chaussée d'un mauvais bas de laine teint en noir; qu'il y avait sur le sein droit, deux trous de la grandeur d'une pièce de douze sous. Ces trous étaient pareillement marqués au mouchoir et à la chemise, à l'endroit où ces vêtemens couvraient la partie du corps qui avait été atteinte. Ces blessures paraissaient avoir été faites par deux balles tirées avec une arme à feu, et étaient éloignées d'environ un pouce l'une de l'autre. Deux autres trous, à pareille distance l'un de l'autre, sous l'omoplate gauche, annonçaient que les balles avaient dû sortir par là, et que, par conséquent, le corps avait été traversé d'outre en outre. On trouva encore dans les chairs, une balle morte, de plomb, fort hachée, d'environ cinq lignes de diamètre.
Le procès-verbal du juge n'offrit aucun indice contre la malheureuse famille. On n'avait trouvé ni dans la maison, ni dans les environs, rien qui pût autoriser le soupçon d'un affreux parricide. Il n'y avait ni poudre, ni plomb, ni balle, ni fusil. Jamais, depuis que Verdure et sa famille, habitaient cette maison, il n'y était entré une seule arme à feu; jamais, même, depuis vingt-huit ans, Verdure n'en avait possédé une seule. Enfin le juge ne trouva dans la maison aucune trace de meurtre, aucune tache de sang, ni sur les habits, ni sur les meubles, ni sur les murs. Les cavaliers de maréchaussée, qui vinrent faire perquisition, ne trouvèrent pas l'ombre d'un indice.
Aussi ce ne fut pas sur le résultat du procès-verbal, mais après une information régulière que Verdure fut décrété de prise de corps, son fils et ses deux filles aînées furent l'objet d'un décret d'ajournement personnel.
La femme Bouillon avait joué un rôle infâme dans cette déplorable circonstance. Un témoin de ce caractère était, pour le malheureux Verdure, l'ennemi le plus dangereux qu'il pût avoir. Toutefois, dans sa déposition, la haine ne faisait, pour ainsi dire, que transpirer; il lui fallait un certain temps pour former le plan de sa perte, pour le combiner; et l'on verra bientôt le moyen qu'elle mit en usage pour la consommer. D'abord elle déclara entre autres choses, dans sa déposition, que beaucoup de tous ceux qui étaient à considérer le cadavre, se disaient qu'il était impossible que ce ne fût pas Verdure lui-même qui eût massacré sa pauvre fille.
Parmi les enfans qui restaient à Verdure, il y en avait un âgé de six ans. Il avait été élevé jusqu'à l'âge où l'enfance commence à former ses premiers pas, précisément à côté de la maison qu'habitait la femme Bouillon. L'enfance est naturellement confiante et crédule; elle s'attache aisément à ceux qu'elle voit le plus fréquemment; sans discernement comme sans prévoyance, elle répète le bien ou le mal indifféremment, parce que sa raison, qui sommeille encore, ne peut discerner les nuances qui différencient ces deux contraires: rien de plus aisé, d'ailleurs, à force de répéter à des enfans de cet âge que telle personne à fait telle chose, que de leur persuader qu'en effet cette personne à fait telle action. Plus les faits qu'on leur raconte tiennent de l'extraordinaire et du merveilleux, plus ils les saisissent avec avidité. Croyez surtout que, si vous racontez devant un enfant, un fait nouveau qui pique sa curiosité, ce fait s'imprimera dans sa mémoire; qu'il le croira fermement; qu'il le racontera avec empressement; qu'il y ajoutera même d'abord de petites circonstances; qu'ensuite il y en ajoutera d'autres; et que, surtout, il ne tardera pas à se citer lui-même comme garant des faits: ces assertions sont déjà prouvées par le personnage odieux que la calomnie fit jouer à un enfant dans l'affaire de Claudine Rouge, de Lyon. La femme Bouillon choisit le jeune Verdure pour être l'accusateur de son malheureux père. Cet enfant, âgé de six ans, était propre à favoriser ses desseins. D'abord, la Bouillon, comme ennemie depuis long-temps de Verdure, était très-disposée à le croire criminel. Les propos qu'elle disait avoir entendus près du cadavre étaient beaucoup plus propres à fortifier sa haine, qu'à éclairer sa raison. Ayant vu passer l'enfant près de sa maison; elle l'appela, elle le caressa. «N'est-il pas vrai, lui dit-elle, que c'est ton père qui a tué ta sœur? Allons, il faut en convenir, il faut le dire; et, si tu le dis, je te donnerai du pain et un œuf.» Une telle offre était très-séduisante, pour un enfant accoutumé à vivre le plus souvent de privations, et voilà quelle fut la source des propos tenus par cet enfant; propos environnés de différentes circonstances plus ou moins absurdes, plus ou moins contradictoires entre elles, et toutes démenties par la pièce fondamentale du procès, le procès-verbal, et par les pièces de conviction déposées au greffe.
Toutefois, ces propos de l'enfant, appréciés à leur juste valeur par les premiers juges, ne les avaient pas même portés à décerner contre lui un simple décret d'assigné pour être ouï. Le décret de prise de corps lancé contre son père était du 9 novembre 1780. Néanmoins, Verdure resta dans sa maison, et y attendit l'exécution des ordres de la justice. Il ne fut arrêté que le 24. Aussitôt, le garçon meunier Lefret prit la fuite.
Le père de famille quitte sa chaumière, pour aller habiter le séjour des forfaits; et, à sa place, la désolation, la misère, la faim, entrent dans son asile, environnent ses cinq enfans: bientôt la mort enlève le dernier de tous. Le plus jeune après lui, chassé par la faim de la maison paternelle, alla mendier de porte en porte un pain que l'on n'accordait à ses instances, à ses larmes et à ses prières, qu'après lui avoir répété vingt fois que son père avait tué sa sœur. Tous ceux qu'il abordait l'entretenaient de cet événement; on lui faisait répéter ce qu'il avait entendu. Deux ans entiers, il erra dans le canton, n'obtenant le pain qu'il demandait qu'à condition qu'il raconterait le meurtre de sa sœur; mais les premiers juges, par humanité, le confièrent aux soins de son père dans la prison.
Les trois autres enfans, assiégés à la fois par tous les besoins, furent obligés d'abandonner la maison, et cherchèrent, dans la domesticité, une ressource contre la misère.
L'instruction de cette malheureuse affaire dura cinq années entières; et, après un laps de temps aussi considérable, tout se réduisit à un plus ample informé de trois mois. Le procureur-général se rendit appelant a minima de cette sentence; et un arrêt décréta de prise de corps les trois enfans, que l'on s'était contenté de décréter d'assignés pour être ouïs; de plus, le ministère public fit publier un monitoire.
On avait trouvé dans la maison de Verdure une coiffe sur laquelle étaient empreintes quelques taches de sang, qui avaient donné lieu à des conjectures défavorables aux accusés. Les enfans et le père, interrogés sur ce fait, répondirent que, si elle était ensanglantée, c'est que Marguerite Verdure s'en était servie pour essuyer la tête de sa petite sœur, qui, en se grattant, avait écorché ses dartres. Le juge fut tellement convaincu de leur sincérité, qu'il n'ordonna même pas la visite de l'enfant malade. Ainsi, l'existence de cette coiffe, le sang dont elle était souillée, ne fournissaient pas même l'ombre de la plus simple présomption; il ne restait donc autre chose que les propos tenus par un enfant de six ans.
Cependant Lefret avait été arrêté: la conduite étrange qu'il avait tenue, les deux fusils qu'on avait trouvés dans son moulin, étaient autant d'indices. On avait découvert que, quelques mois avant le crime, il avait demandé à la veuve Nouvel, marchande drapière à Berville, si elle ne vendait pas les plombs de ses draps, et lui en avait acheté trois livres, sous prétexte de changer les poids de son horloge. On avait remarqué que la balle déposée au greffe était très-hachée, et son état démontrait qu'elle avait été faite, non avec un moule, mais à coups de marteau. De telles particularités, ajoutées à la fuite de Lefret, auraient dû, ce semble, éveiller l'attention de la justice, et faire écarter les soupçons de parricide. Au lieu de cela, pendant six années, Lefret ne fut nullement inquiété, il ne fut même pas l'objet de la plus légère mesure.
Enfin, le procureur-général sollicita et obtint contre Lefret un décret de prise de corps. C'était mettre la main sur le premier auteur du bruit public qui avait désigné Verdure comme l'assassin de sa fille; c'était peut-être arrêter le véritable homicide.
Le parlement de Rouen, par arrêt du 31 juillet 1787, condamna Lefret à être rompu, et préalablement appliqué à la question pour avoir révélation de ses complices. Par le même arrêt, Verdure et ses enfans furent réservés au testament de mort. Il fut ordonné que Verdure et son fils aîné garderaient prison; les trois autres furent provisoirement élargis.
La famille Verdure se pourvût au conseil contre cet arrêt, et nous avons tout lieu de croire que la justice de sa cause et l'intérêt universel qu'elle avait inspiré disposèrent les juges souverains en sa faveur, et que la sentence des juges de révision sépara l'homicide calomniateur de toute une famille innocente et malheureuse.