Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.
CONDAMNATION DES GIRONDINS;
DÉTAILS SUR LEURS DERNIERS MOMENS.
MORT DE MADAME ROLAND ET DE BAILLY.
AUTRES VICTIMES.
L'établissement du gouvernement révolutionnaire légalisa le système de la terreur. Le massacre des bons citoyens continua avec une effrayante activité; mais on le subordonna à une sorte de régularité dérisoire qui offrait quelque chose de plus formidable encore. Les hommes les plus vils, les plus sanguinaires, avaient été choisis pour siéger dans ce tribunal de mort. Il n'y avait aucune pitié à attendre de ces magistrats de sang. C'était un Fouquier-Tinville qui y remplissait les fonctions d'accusateur public, fonctions qu'il exerça avec un acharnement sans exemple contre tout ce qui portait un nom connu, contre tout ce qui avait acquis des droits à l'estime générale.
Quelques traits feront encore mieux connaître cet homme sans moralité comme sans entrailles. On avait amené devant son tribunal un citoyen nommé Gamache; l'huissier observa qu'il n'était pas l'accusé qu'on avait eu l'intention de traduire en justice. «Peu importe, répondit Fouquier, celui-ci vaut autant que l'autre.» Et il l'envoya à la mort. Rosset de Fleury avait écrit au tribunal pour lui annoncer qu'il partageait les opinions de sa famille, qui venait de périr, et qu'il demandait à partager son sort. Fouquier, en recevant cette lettre, s'écria: «Ce monsieur est bien pressé; mais je suis charmé de le satisfaire.» Fleury fut amené au tribunal, condamné comme complice de gens qu'il n'avait jamais vus, livré au supplice, revêtu d'une chemise rouge, comme assassin de Collot d'Herbois. Une veuve Maillet avait été présentée aux juges au lieu de la duchesse de Maillé qu'on avait cru arrêter. Dans l'interrogatoire, Fouquier s'aperçut de l'erreur. «Ce n'est pas toi qu'on voulait juger, lui dit-il, mais c'est égal; autant vaut que tu y passes aujourd'hui que demain.» Madame de Sainte-Amarante, et sa fille, l'une des plus belles femmes de la capitale, avaient montré le plus grand courage dans leurs réponses et en écoutant leur arrêt. Fouquier fut irrité de leur fermeté. «Voyez, s'écria-t-il, quel excès d'effronterie; il faut que je les voie monter sur l'échafaud, pour m'assurer si elles conserveront leur caractère, dussé-je me passer de dîner.» Un vieillard, paralysé de la langue, ne pouvait répondre aux questions qui lui étaient faites. Fouquier, apprenant la raison de son silence, répondit: «Ce n'est pas la langue qu'il me faut, c'est la tête.» C'était lui qui disait que les jurés venaient de faire feu de file, lorsqu'ils avaient condamné en masse un grand nombre d'accusés, sans les entendre.
Les confrères de Fouquier-Tinville étaient en tout dignes de lui. Les Dumas et les Coffinhal le secondaient merveilleusement. On connaît le mot féroce de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, qui, interrogeant une femme plus que sexagénaire, et ne pouvant en obtenir de réponse, à cause de sa surdité, dit au greffier: «Écrivez qu'elle a conspiré sourdement.» On se rappelle aussi la lâcheté de Coffinhal, qui, après avoir prononcé la sentence de mort d'un maître en fait d'armes, lui dit: Pare cette botte-là, si tu peux.
Que de victimes tombèrent sous les coups de ces juges-bourreaux! La hache révolutionnaire n'avait pas un seul moment de repos. Les plus illustres têtes tombaient tour à tour sur l'échafaud; les places publiques étaient inondées de sang. Il n'entre point dans notre plan de nous arrêter à décrire les exécutions de tant d'innocens; nous nous bornerons à retracer les derniers momens de plusieurs de ces infortunés.
Les girondins, ces députés éloquens et généreux qui s'étaient opposés de toutes leurs forces au projet insurrectionnel du 10 août, qui avaient protesté énergiquement contre les massacres, qui avaient montré quelque pitié pour Louis XVI, qui s'étaient montrés constamment en opposition avec toutes les mesures révolutionnaires, devaient, par la nature même des choses, se trouver en butte à toute la rage des jacobins. Pour assurer leur perte, on les accusa de conspiration, de projet de guerre civile.
La plupart de ces députés, du moins tous ceux qui avaient coopéré activement au soulèvement de quelques provinces, n'étaient pas sous la main de leurs ennemis. On résolut d'arrêter sans distinction tous ceux qui leur étaient unis par l'amitié ou par la communauté d'opinion. Vingt-un d'entre eux furent arrêtés et mis en jugement; tous à la fleur de l'âge, dans la force du talent, quelques-uns même dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté; c'étaient Brissot, Gardien, Lasource, Vergniaud, Gensonné, Lehardy, Mainvielle, Ducos, Boyer-Fonfrède, Duchastel, Duperret, Carra, Valazé, Lacase, Duprat, Sillery, Fauchet, Lesterpt-Beauvais, Boileau, Antiboul, et Vigée.
«Gensonné était calme et froid, dit M. Thiers; Valazé, indigné et méprisant; Vergniaud était plus ému que de coutume; le jeune Ducos était gai; et Fonfrède, qu'on avait épargné dans la journée du 2 juin, parce qu'il n'avait pas voté pour les arrestations de la commission des douze, et qui, par ses instances réitérées en faveur de ses amis, avait mérité depuis de partager leur sort, Fonfrède semblait, pour une si belle cause, abandonner avec facilité, et sa grande fortune, et sa jeune épouse, et sa vie.»
On n'eut pas de peine à trouver de faux témoins pour attester la complicité des girondins avec les massacreurs de septembre. Fabre d'Églantine, devenu suspect, pour cause d'agiotage, avait besoin de se populariser; il appuya cette accusation avec perfidie. Vergniaud, n'y résistant pas davantage, s'écria avec indignation: «Je ne suis pas tenu de me justifier de complicité avec des voleurs et des assassins.»
Malgré leur courageuse défense, les accusés virent bientôt que leur perte était résolue, et se préparèrent à mourir noblement. Ils se rendirent à la dernière séance du tribunal, avec un visage serein. Tandis qu'on les fouillait à la porte de la Conciergerie, pour leur enlever les armes meurtrières avec lesquelles ils auraient pu attenter à leurs jours, Valazé, donnant une paire de ciseaux à son ami Riouffe, lui dit, en présence des gendarmes: «Tiens, mon ami, voilà une arme défendue; il ne faut pas attenter à nos jours!»
Le 30 octobre 1793, les jurés prononcèrent la sentence de mort qui leur avait été imposée. En entendant cet arrêt fatal, Brissot laissa tomber ses bras; sa tête se pencha subitement sur sa poitrine; Gensonné voulut dire quelques mots sur l'application de la loi, mais il ne put se faire entendre. Sillery, qui était paralytique, laissa échapper ses béquilles, en s'écriant: Ce jour est le plus beau de ma vie. On avait conçu quelques espérances pour les deux jeunes frères Ducos et Fonfrède, qui avaient paru moins compromis; mais ils furent condamnés comme les autres. Fonfrède, en embrassant Ducos, lui dit: «Mon frère, c'est moi qui te donne la mort.—Console-toi, répondit Ducos, nous mourrons ensemble.» L'abbé Fauchet, le visage baissé, semblait prier le ciel; Carra conservait son air de dureté; Vergniaud montrait dans toute sa personne quelque chose de dédaigneux et de fier; Lasource prononça ce mot d'un ancien: «Je meurs le jour où le peuple a perdu la raison; vous mourrez le jour où il l'aura recouvrée.» Le faible Boileau, le faible Gardien, qui avaient eu la honte de charger leurs coaccusés pour se justifier, ne furent pas épargnés. Boileau, en jetant son chapeau en l'air, s'écria: «Je suis innocent.—Nous sommes innocens, répétèrent tous les accusés; peuple, on vous trompe.» Quelques-uns d'entre eux eurent le tort de jeter quelques assignats, comme pour engager la multitude à les sauver; leur tentative resta sans effet, et les gendarmes les entourèrent pour les conduire dans leur cachot. Tout à coup l'un des condamnés tombe à leurs pieds; ils le relèvent noyé dans son sang; c'était Valazé, qui, en donnant ses ciseaux à Riouffe, avait gardé un poignard, et s'en était frappé. Le farouche tribunal décida sur-le-champ que son cadavre serait transporté sur une charrette, à la suite des condamnés. En sortant du tribunal, ils entonnèrent tous ensemble, par un mouvement spontané, l'hymne des Marseillais.
«Leur dernière nuit fut sublime, dit l'historien déjà cité. Vergniaud avait du poison, il le jeta pour mourir avec ses amis. Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour-à-tour gais, sérieux, éloquens. Brissot, Gensonné, étaient, graves et réfléchis; Vergniaud parla de la liberté expirante avec les plus nobles regrets, et de la destinée humaine avec une éloquence entraînante. Ducos répéta des vers qu'il avait faits en prison, et tous ensemble chantèrent des hymnes à la France et à la liberté. Le lendemain 31 octobre, une foule immense s'était portée sur leur passage. Ils répétaient, en marchant à l'échafaud, cet hymne des Marseillais que nos soldats chantaient en marchant à l'ennemi. Arrivés à la place de la Révolution, et descendus de leurs charrettes, ils s'embrassèrent en criant: Vive la République! Sillery monta le premier sur l'échafaud, et, après avoir salué gravement le peuple, dans lequel il respectait encore l'humanité faible et trompée, il reçut le coup fatal. Tous imitèrent Sillery, et moururent avec la même dignité; en trente-une minutes, le bourreau fit tomber ces illustres têtes, et détruisit ainsi en quelques instans, jeunesse, beauté, vertu, talens. Telle fut la fin de ces nobles et courageux citoyens, victimes de leur généreuse utopie. Ne comprenant ni l'humanité, ni ses vices, ni les moyens de la conduire dans une révolution, ils s'indignèrent de ce qu'elle ne voulait pas être meilleure, et se firent dévorer par elle, en s'obstinant à la contrarier. Respect à leur mémoire! Jamais tant de vertus, de talens, ne brillèrent dans les guerres civiles; et il faut le dire à leur gloire, s'ils ne comprirent pas la nécessité des moyens violens pour sauver la cause de la France, la plupart de leurs adversaires qui préférèrent ces moyens se décidèrent par passion plutôt que par génie.
«Clavières, ex-ministre du parti de la gironde, fut jeté dans les prisons de la Conciergerie peu de temps après la mort de madame Roland; mais il eut le courage de prévenir la sentence de ses juges. Le matin du jour où il devait paraître devant le tribunal révolutionnaire, ses compagnons d'infortune virent avec effroi le mauvais grabat sur lequel il était couché, et tout le pavé d'alentour, inondés de sang. Il s'était enfoncé un large couteau dans le côté, et l'instrument de mort pendait encore de la blessure qu'il s'était faite au milieu de la nuit, sans qu'aucun des autres prisonniers s'en fût aperçu. «Ce qui m'a toujours surpris, dit l'historien Beaulieu, qui se trouvait au nombre de ces malheureux captifs, c'est que nos tyrans qui ont su tirer parti de tant de contes absurdes pour se défaire des personnes qu'ils avaient opprimées, n'aient pas profité de ce suicide pour nous faire couper la tête, comme étant les meurtriers de M. Clavières, et se débarrasser ainsi du mal qu'ils nous avaient fait.»
A dater de la mort des girondins, le glaive révolutionnaire ne se reposa plus. Le 10 novembre, l'intéressante et courageuse épouse de Roland, condamnée pour cause de complicité avec les girondins, ses anciens amis, marcha à l'échafaud, avec une fermeté digne d'eux.
Cette femme, joignant aux grâces d'une Française l'héroïsme d'une Romaine, portait toutes les douleurs dans son âme. Son époux qu'elle respectait et chérissait à l'égal d'un père, était obligé de cacher sa tête menacée; elle éprouvait pour l'un des girondins proscrits une passion profonde, qu'elle avait toujours contenue; elle laissait une fille, jeune et orpheline, confiée à des ennemis. Tous ces pénibles sacrifices devaient rendre bien douloureux les derniers instans de sa vie. Néanmoins, elle entendit son arrêt avec une sorte d'enthousiasme, sembla inspirée depuis le moment de sa condamnation jusqu'à celui de son exécution, et excita, chez tous ceux qui la virent, une espèce d'admiration religieuse. Elle alla à l'échafaud vêtue en blanc; pendant toute la route, elle ranima les forces d'un compagnon d'infortune qui devait périr avec elle, et qui n'avait pas le même courage; deux fois même elle parvint à lui arracher un sourire. Arrivée sur le lieu du supplice, elle s'inclina devant la statue de la liberté, en s'écriant: «ô Liberté! que de crimes on commet en ton nom!» Elle subit ensuite la mort avec un courage inébranlable.
Le mari de cette femme célèbre s'était réfugié aux environs de Rouen. En apprenant sa fin tragique, il ne voulut pas lui survivre. Il quitta la maison ou on lui donnait l'hospitalité; et, pour ne compromettre personne, il vint se donner la mort sur la grande route. On le trouva percé au cœur d'un coup d'épée, et gisant auprès d'un arbre contre lequel il avait appuyé l'arme homicide.
«Ainsi, dit M. Thiers, dans cet épouvantable délire qui rendait suspects et le génie, et la vertu, et le courage, tout ce qu'il y avait de plus noble, de plus généreux en France, périssait ou par le suicide ou par le fer des bourreaux!
«Entre tant de morts illustres et courageuses, il y en eut une surtout plus lamentable et plus sublime que toutes les autres, ce fut celle de Bailly. Déjà on avait pu voir, à la manière dont il avait été traité dans le procès de la reine, comment il serait accueilli au tribunal révolutionnaire. La scène du Champ-de-Mars, la proclamation de la loi martiale et la fusillade qui s'en était suivie, étaient les événemens le plus souvent et le plus amèrement reprochés au parti constituant; c'était sur Bailly, l'ami de Lafayette, c'était sur le magistrat qui avait fait déployer le drapeau rouge, qu'on voulait punir tous les prétendus forfaits de la constituante. Il fut condamné, et dut être exécuté au Champ-de-Mars, théâtre de ce qu'on appelait son crime. Ce fut le 11 novembre, et par un temps froid et pluvieux, qu'eut lieu son supplice. Conduit à pied, et au milieu des outrages d'une populace barbare qu'il avait nourrie pendant qu'il était maire, il demeura calme et d'une sérénité inaltérable. Pendant le long trajet de la Conciergerie au Champ-de-Mars, on lui agitait sous le visage le drapeau rouge qu'on avait retrouvé à la mairie, enfermé dans un étui en acajou. Arrivé au pied de l'échafaud, il semblait toucher au terme de son supplice; mais un des forcenés, attachés à le poursuivre, s'écrie qu'il ne faut pas que le champ de la fédération soit souillé de son sang. Alors, on se précipite sur la guillotine, on la transporte avec le même empressement qu'on mit autrefois à creuser ce même champ de la fédération; on court l'élever enfin sur le bord de la Seine, sur un tas d'ordures, et vis-à-vis le quartier de Chaillot, où Bailly avait passé sa vie et composé ses ouvrages. Cette opération dura plusieurs heures. Pendant ce temps, on lui fait parcourir plusieurs fois le Champ-de-Mars. La tête nue, les mains derrière le dos, il se traîne avec peine. Les uns lui jettent de la boue, d'autres lui donnent des coups de pieds ou de bâton. Accablé, il tombe, on le relève de nouveau. La pluie, le froid, ont communiqué à ses membres un tremblement involontaire. «Tu trembles, lui dit un soldat.—Mon ami, répond le vieillard, c'est de froid.....» Après plusieurs heures de cette torture, on lui brûle sous le nez le drapeau rouge; le bourreau s'empare de lui enfin, et on nous enlève encore un savant illustre, et l'un des hommes les plus vertueux qui aient honoré notre patrie.
«Depuis ce temps où Tacite la vit applaudir aux crimes des empereurs, ajoute l'historien, la vile populace n'a pas changé; toujours brusque en ses mouvemens, tantôt elle élève l'autel de la patrie, tantôt elle dresse des échafauds, et n'est belle et noble à voir que lorsque, entraînée dans les armées, elle se précipite sur les bataillons ennemis. Que le despotisme n'impute pas ses crimes à la liberté; car, sous le despotisme, elle fut toujours aussi coupable que sous la république. Mais invoquons sans cesse les lumières et l'instruction pour ces barbares pullulant au fond des sociétés, et toujours prêts à les souiller de tous les crimes, à l'appel de tous les pouvoirs, et pour le déshonneur de toutes les causes.»
Les années 1793 et 1794 offrirent peu de journées qui ne fussent souillées du sang de quelques citoyens; tantôt c'étaient d'innocentes victimes étrangères à toutes les factions, et que leur nom et leurs vertus désignaient aux bourreaux; tantôt c'étaient les hommes d'un parti immolés par ceux d'un parti vainqueur. Ainsi, quand tous les partis modérés furent abattus, on vit celui de la montagne, qui avait organisé le terrible systême de la terreur, se décimer lui-même, et envoyer successivement à la mort ses membres les plus influens. Ceux qui avaient fait tomber tant de têtes au nom de la liberté, finirent presque tous par porter la leur sur l'échafaud, au nom de la justice et de l'humanité, qui demandaient vengeance. Les Hébert, les Chaumette, les Danton, les Chabot, les Couthon, les Saint-Just, les Robespierre, long-temps complices, puis devenus ennemis, tombèrent tour à tour, et laissèrent enfin respirer la patrie.
Mais, avant la journée du 9 thermidor, qui vit porter le coup décisif à la tyrannie toute sanguinaire de Robespierre et de ses agens, que de sang innocent versé! Que d'illustres proscrits! Combien de milliers de Français entassés dans les prisons! La nation semblait avoir été mise en coupe réglée. Le vénérable Malesherbes, ce courageux défenseur de l'infortuné Louis XVI, cet homme vertueux, qui, comme le dit M. de Chateaubriand, au milieu de la corruption des cours, avait su conserver, dans un rang élevé, l'intégrité du cœur et le courage du patriote, fut condamné avec toute sa famille, au nombre de près de vingt personnes. Ainsi, le protecteur et l'ami de Jean-Jacques Rousseau, celui qui, dans le cours d'une longue vie, s'était fait un devoir de prendre la défense de l'opprimé contre l'oppresseur, et qui, de même qu'il avait protégé le dernier individu du peuple contre la tyrannie des grands, avait osé plaider la cause d'un roi innocent contre des despotes démagogues, vint terminer sur l'échafaud ses soixante-douze années de probité. Il marcha à la mort avec la sérénité et la gaîté d'un sage. Ayant fait un faux pas en sortant de la prison pour aller au supplice, il avait dit: «Ce faux pas est d'un mauvais augure; un Romain serait rentré chez lui.» «Ah! s'écrie M. de Chateaubriand en rappelant ces lamentables événemens, il était donné à notre siècle de contempler le vénérable magistrat revêtu de la chemise rouge, monté sur un tombereau sanglant, et mené à la guillotine entre sa fille, sa petite-fille et son petit-fils, aux acclamations d'un peuple ingrat dont il avait tant de fois pleuré la misère.»
Aux Malesherbes avaient été joints vingt-deux membres du parlement. Le parlement de Toulouse fut immolé presque tout entier. Enfin, les fermiers-généraux furent mis en jugement à cause de leurs anciens marchés avec le fisc. On leur prouva que ces marchés renfermaient des conditions onéreuses à l'État; et le tribunal révolutionnaire les envoya à l'échafaud pour de prétendues exactions sur le tabac, sur le sel, etc. Dans le nombre était un savant illustre, le célèbre chimiste Lavoisier, qui demanda en vain quelques jours de sursis pour écrire une découverte.
Devant le tribunal révolutionnaire, comme lors du massacre des prisons, on peut remarquer des traits sans nombre de générosité.
Loizerolles, ancien conseiller du roi, avait été enfermé à Saint-Lazare, ainsi que son fils. Le 7 thermidor (26 juillet 1794), l'huissier du tribunal arrive, tenant en main sa liste mortuaire; il appelle Loizerolles fils. Ce jeune homme dormait; son père n'hésite pas à se présenter en sa place. Le lendemain, il comparaît à l'audience avec vingt-cinq autres compagnons d'infortune, entend son arrêt de mort sans pâlir, et va consommer en silence son héroïque sacrifice.
Parmi les femmes qui honorèrent leur mort par un courage plus qu'humain, on peut citer les carmélites de Royal-Lieu, près de Compiègne: elles furent condamnées toutes ensemble par le tribunal révolutionnaire. Enchaînées sur la fatale charrette, et conduites à travers un peuple furieux, elles chantaient le Salve Regina avec la même tranquillité que si elles avaient encore été dans leur église. Lorsqu'une d'elle fut montée à l'échafaud, les autres continuèrent leur chant religieux, et ce pieux concert ne fut interrompu que lorsque l'abbesse, qui fut exécutée la dernière, reçut le coup mortel. Le courage sublime de ces religieuses avait tellement frappé et attendri le peuple, que, dès ce moment, il cessa d'applaudir aux exécutions.
Le même jour et au même instant, deux victimes dont la mémoire est chère aux amis des beaux vers, André Chénier et Roucher, auteur du poème des Mois, tous deux amis d'enfance, se retrouvèrent sur la fatale charrette. Que de regrets ils exprimèrent l'un sur l'autre! «Vous! disait Chénier, le plus irréprochable de nos citoyens, un père, un époux adoré; c'est vous qu'on sacrifie!—Vous! répliquait Roucher, vous, vertueux jeune homme, on vous mène à la mort, brillant de génie et d'espérance!—Je n'ai rien fait pour la postérité, répondit Chénier.» Puis, en se frappant le front, on l'entendit ajouter: Pourtant j'avais quelque chose là. Ces deux poètes parlèrent de poésie à leurs derniers momens, et récitèrent des vers de Racine pour étouffer les clameurs de cette foule barbare qui insultait à leur courage et à leur infortune. Roucher, le matin même de l'exécution avait fait faire son portrait, et mis au bas ces vers, adressés à sa femme et à ses enfans: