Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Tout Paris, toute la France avaient été frappés de stupeur et d'effroi au récit des attentats monstrueux de l'épicier Desrues. On reculait devant le détail des manœuvres perverses de ce scélérat; l'imagination la plus hardie n'aurait osé concevoir rien de plus odieux! Vingt-cinq années s'étaient à peine écoulées depuis l'exécution de ce misérable, lorsque l'épicier Trumeau vint épouvanter la capitale par un forfait plus révoltant encore que ceux de Desrues. Ce dernier, malgré sa scélératesse consommée, ne s'était pas dépouillé entièrement de toutes les affections de la nature; il aimait sa femme et ses enfans; et ses derniers momens, employés à leur faire des adieux déchirans, prouvèrent combien son âme, d'ailleurs si dénaturée, était pourtant sensible aux sentimens d'époux et de père. Trumeau le dépassa dans la voie du crime; car ce furent les siens qu'il choisit pour victimes. On avait eu beaucoup d'exemples du crime d'infanticide de la part des femmes. Trop de mères, pour échapper au reproche d'avoir offensé les mœurs, ont encouru l'accusation d'avoir outragé la nature; mais, ce motif n'existant pas pour les hommes, il est plus étonnant d'en trouver qui se rendent coupables de tels crimes.
Le 21 nivose an XI de la république (janvier 1803), le sieur Caron, chirurgien, se rendit, sur les sept heures du soir, chez le nommé Trumeau, épicier, rue de la Harpe, qui l'avait fait appeler pour donner des secours à Rosalie Trumeau, sa fille aînée, âgée de vingt-cinq ans, laquelle éprouvait de fréquens vomissemens depuis huit heures du matin. Ce chirurgien la trouva dans son lit, jouissant de toutes ses facultés mentales, et se contenta d'ordonner une potion antispasmodique. Il y avait à peine deux heures que le chirurgien s'était retiré, lorsque Marie Trumeau, la jeune sœur de la malade, entra chez lui, et lui annonça qu'elle venait de rendre le dernier soupir.
Surpris de cette nouvelle, le sieur Caron retourna sur-le-champ chez Trumeau, qui lui dit sans manifester la moindre émotion: Montez vite dans la chambre de ma fille. Le chirurgien monte en toute hâte, et trouve la jeune fille morte dans son lit, dont les draps et les couvertures étaient bien bordés, bien arrangés. Cette mort, dit-il au père, m'effraie; il faut que j'aille faire ma déclaration de sûreté: l'honneur vous commande impérieusement d'y venir avec moi. Mais Trumeau refusa de s'y rendre: Cela ferait un embarras, cela causerait des frais, et je ne suis pas riche. Que dira, que pensera le quartier? nous verrons demain.
Le lendemain, le sieur Caron renouvela ses instances d'une manière plus pressante encore; mais, voyant que Trumeau persistait obstinément dans son refus, il prit en conséquence le parti de se rendre seul chez le magistrat de sûreté du 6e arrondissement. Celui-ci se transporta sans retard chez Trumeau, avec le sieur Buraud, chirurgien exerçant près de lui, à l'effet de constater la mort de la fille de l'épicier.
Trumeau déclara que sa fille avait éprouvé, dans la matinée, des nausées, des envies de vomir; qu'il lui avait fait faire du thé; que, voyant le soir que le mal empirait, il avait fait appeler le sieur Caron, et qu'elle était morte trois quarts-d'heure après avoir pris des cuillerées de la potion que celui ci avait ordonnée. Il ajouta qu'elle devait se marier incessamment, et qu'elle n'avait aucun motif de chagrin, à moins que ce ne fût celui de voir que le commerce allait mal, circonstance qui les rendait moins heureux qu'autrefois.
Les chirurgiens procédèrent à l'examen du cadavre, et déclarèrent que la mort avait dû être violente; ils mentionnaient, comme preuves de leur déclaration, le roidissement extraordinaire des bras et des mains, dont la contraction était sensible jusque dans les doigts; la vergeture qui se faisait remarquer sur toute la longueur de ces parties; le renversement et la rotation forcée de la cuisse droite portée violemment sur le ventre, du côté gauche; la couleur des lèvres, qui étaient d'un brun noir; la sortie d'une portion de la langue pressée fortement en tous sens par les dents; et enfin une chaleur considérable à la région de l'estomac.
Avant de sortir de la chambre, le magistrat fit une perquisition exacte dans les meubles et dans les effets, et n'y trouva rien qui eût quelque rapport à ces recherches, à l'exception d'un vase contenant le reste de la potion ordonnée par le sieur Caron. Le lendemain, les hommes de l'art pratiquèrent l'autopsie du corps. Outre divers accidens étrangers à l'événement, on trouva, dans la capacité de l'estomac, la valeur de trois demi-setiers de liquide d'une couleur noire, et comme du sang décomposé, dans lequel était une très-grande quantité de matière comme cuivreuse et d'une espèce grisâtre, paraissant métallique, et ressemblant, sous les doigts, à du sable. Ces liqueurs et matières furent mises aussitôt dans un flaçon scellé du sceau de la police judiciaire et du cachet de Trumeau. La conclusion du procès-verbal des chirurgiens fut que Rosalie était morte, parce qu'elle avait avalé une substance délétère quelconque.
Immédiatement après cette opération, l'un d'eux, qui avait remarqué que la figure de Trumeau n'offrait aucun signe de douleur, lui demanda s'il avait chez lui de l'arsenic. Il répondit qu'il en avait, et ouvrit un tiroir dans lequel était un papier qui en contenait. «Je n'ai pas, ajouta-t-il, permission d'en vendre; mais j'avais été autorisé anciennement à en acheter pour détruire des rats.» Le chirurgien compara alors cet arsenic à celui trouvé dans l'estomac, et le grain lui parut semblable. Il le fit remarquer à Trumeau, qui ne répondit rien. Ce paquet fut également scellé, ainsi que la fiole qui renfermait la potion et le vase où l'on avait déposé l'estomac qui devait être soumis à l'examen des professeurs et préparateurs du laboratoire de chimie de l'école de médecine. Cette opération eut lieu immédiatement, et leur procès-verbal constata que la matière trouvée, sous la forme de petits grains, dans l'estomac, était un véritable acide arsenieux, connu dans le commerce sous le nom d'arsenic blanc; qu'une semblable matière formait le sédiment trouvé au fond de la liqueur extraite de l'estomac, que la quantité de cette matière était plus que suffisante pour produire la mort.
Cependant Trumeau, en disant au magistrat de sûreté qu'il ne connaissait à sa fille aucun motif de chagrin qui eût pu la déterminer à se détruire, avait donné à penser qu'il était probable qu'elle se fût portée à cet acte de désespoir, en voyant la stagnation de leur commerce. Mais, peu d'instans après, il s'était transporté chez lui pour y faire une contre-déclaration tendant, par la manière dont elle était conçue, à faire naître des soupçons contre une fille nommée Françoise Chantal, qu'il avait prise chez lui depuis la mort de sa femme. Sa fille aînée, disait-il, avait vu avec peine cette jeune personne s'installer dans la maison, ce qui avait donné lieu à deux querelles; mais il ajoutait que, depuis un mois, la plus grande intelligence paraissait régner entre elles.
Bientôt après, il changea de langage, et dit à plusieurs personnes, en montrant la chambre où étaient les restes de sa fille, du sein de laquelle on venait de retirer ces matières brûlantes et corrosives qui avaient mis fin à son existence: «La voilà cette malheureuse, cette gueuse de victime, qui s'est empoisonnée elle-même pour me mettre dans l'embarras!» Françoise Chantal était alors présente; on l'entendit dire à Trumeau: «Je ne puis pas être soupçonnée, je ne savais pas que vous eussiez de l'arsenic dans votre boutique, où je ne paraissais jamais; le soupçon ne peut tomber que sur vous et votre jeune fille.»
Pour Trumeau, dans toutes ces circonstances, et avant qu'on l'accusât, il parlait de son innocence, prenait Dieu à témoin de la pureté de son cœur; mais les personnes qui l'observaient ne remarquèrent aucune trace de chagrin sur son front; sa voix semblait n'avoir de force que pour insulter à la mémoire de sa fille, et faire tomber sur elle le soupçon d'un suicide.
Cette insensibilité profonde, ces contradictions frappantes, éveillèrent l'attention de la justice. Trumeau et Françoise Chantal furent arrêtés et mis en accusation.
L'instruction de la procédure fournit plusieurs révélations importantes. Trumeau n'aimait point Rosalie. On apprit qu'il lui avait souvent reproché de ressembler à sa mère, et d'avoir cabalé avec elle contre lui. Il la maltraitait, ainsi que sa jeune sœur, et toutes les deux éprouvaient des privations, et manquaient des choses les plus nécessaires. Quatre jours avant la mort de Rosalie, il avait fait éclater contre elle la plus grande colère, parce qu'elle exigeait des comptes sur les biens de sa mère et lui témoignait quelques mécontentemens de ce qu'il avait pris des arrangemens pour hypothéquer une maison qui en faisait partie. Depuis cette scène qui avait été vive, Trumeau n'avait parlé à sa fille que la veille de sa mort; et ce fut le lendemain, que Rosalie se plaignit de maux de cœur, et qu'elle n'avait point dormi pendant la nuit. La mort violente de cette infortunée n'avait pas tardé à suivre ces symptômes.
Ce qui commença à jeter quelque lumière sur la culpabilité de Trumeau, c'est que la jeune Marie ayant goûté au verre d'eau et de vin, et au thé préparés par son père pour sa sœur, avait ressenti de violentes douleurs d'estomac et des vomissemens qui ne s'étaient dissipés que par l'usage du lait et des vomitifs.
A cette observation, vint se joindre la déclaration de Françoise Chantal, qui vivait en concubinage avec Trumeau. Elle fit part de plusieurs aveux que Trumeau, en proie aux remords, lui avait faits étant couché avec elle. Oh! le malheureux thé! le malheureux thé! s'écriait-il dans le lit. C'est dans la première cuillerée de potion et dans le thé que j'ai empoisonné ma fille.
Françoise Chantal dit qu'elle n'avait fait cette déclaration si tardivement, que parce qu'il lui était extrêmement pénible de dénoncer, pour un crime aussi atroce, un homme avec lequel elle avait vécu dans une si grande intimité. Avant de faire cet aveu à la justice, cette fille était sombre et rêveuse. Après l'avoir fait, elle rentra dans la prison avec un air qui attestait sa satisfaction intérieure; puis elle s'écria avec effusion de cœur: Je suis bien soulagée; je suis débarrassée d'un gros fardeau. Françoise Chantal avait aussi rapporté dans la prison plusieurs propos qui corroboraient les fortes présomptions dont Trumeau était l'objet. En voilà une de perdue, avait-il dit à Françoise Chantal, il faut en avoir une autre. Au moment où elle avait été appelée par le magistrat de sûreté, il lui avait tenu ce langage: Oh ça! tu sais bien qu'il faut dire quelle s'est empoisonnée elle-même.
Trumeau avait d'abord déclaré qu'il croyait n'avoir employé qu'environ une once d'arsenic sur les quatre qu'il avait achetées depuis huit ans chez M. Hardi, apothicaire; tandis que celui qui avait été trouvé dans sa boutique, dans un papier frais et mal plié, ne pesait que deux onces cinquante-cinq grains.
Comment résister à tant de preuves accumulées? Pourtant la justice se refusait encore à croire un père capable d'un crime aussi horrible. Mais son doute, son hésitation, furent totalement dissipés, quand elle fut instruite du motif qui l'avait poussé à le commettre.
La malheureuse Rosalie était, comme nous l'avons dit, recherchée en mariage. Il fallait, pour conclure cette union, rendre des comptes; il fallait donner une dot; et Trumeau n'avait fait aucun inventaire à la mort de sa femme; et il n'était pas d'avis de se dessaisir d'un bien dont il voulait jouir avec la concubine qu'il avait attirée dans sa maison. Mais, ne pouvant plus reculer devant cet inventaire, par suite de la demande en mariage, il avait résolu de se débarrasser de celle dont l'existence contrariait sa cupidité. Il avait empoisonné sa fille!
Il paraît, d'ailleurs, que ce forfait n'était pas son coup d'essai. L'instruction apprit qu'en l'an II, il avait chez lui une nièce âgée de seize ans, nommée Marie-Jeanne Cervenon, qui mourut subitement le 6 fructidor de la même année. Le chirurgien de la maison ayant été appelé, il trouva les membres de cette malheureuse dans un état de contraction qui lui donna lieu de penser que cette mort n'était point naturelle. Il le témoigna à Trumeau, en le pressant de requérir la présence d'un commissaire de police. Celui-ci se rendit à son invitation; mais, au lieu de faire venir le même chirurgien, il eut recours à un autre, qui fit un simple rapport verbal, et le cadavre ne fut pas ouvert. Depuis cette époque, Trumeau cessa d'employer le chirurgien habituel, et ne lui paya même pas quelques visites qu'il lui devait. Il avait eu le même intérêt d'empoisonner cette nièce, car il était son tuteur, et n'avait pris aucune mesure, ni avant ni après sa mort pour constater sa fortune.
L'infortunée Rosalie avait, depuis long-temps, le pressentiment du genre de mort qui lui était réservé. Elle avait dit, à différentes époques, à plusieurs personnes qui furent entendues comme témoins: Si je ne préparais moi-même les alimens qui me nourrissent, je craindrais d'être empoisonnée.
Trumeau nia opiniâtrément son crime. Après avoir essayé inutilement de faire croire au suicide de sa fille, il chercha à appeler les soupçons sur Françoise Chantal, disant qu'il ne pouvait y avoir que cette femme qui eut attenté à la vie de Rosalie, lui étant innocent, et sa jeune fille Marie, étant incapable d'un pareil attentat.
Sur la déclaration unanime du jury, Trumeau, reconnu coupable de l'empoisonnement de sa fille aînée, fut condamné par la cour de justice criminelle, à la peine de mort, et à être conduit à l'échafaud, revêtu d'une chemise rouge. Trumeau se pourvût en cassation. Mais l'arrêt ayant été confirmé par la cour suprême, le 17 germinal an 11, il subit sa condamnation.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.