Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Le départ du roi et de la famille royale, et leur arrestation à Varennes, avaient été saisis avidement, comme prétexte de déchéance, par le parti des républicains. Un rapport fut fait à l'assemblée nationale sur cet événement; et, après des débats orageux, dans lesquels la monarchie trouva d'éloquens et nombreux défenseurs, l'assemblée rendit un décret qui proclamait l'inviolabilité du monarque. Ce décret fut rendu par une immense majorité. Robespierre et quelques-uns de ses amis politiques déclamèrent seuls contre le roi, et le comparèrent aux plus abominables tyrans de l'antiquité.
La décision de l'assemblée excita la rage des républicains. Robespierre se leva, et protesta hautement au nom de l'humanité. Aussitôt ce parti eut recours à l'insurrection, sa ressource ordinaire. Dans la soirée, il y eut un grand tumulte à la société des Jacobins. Une pétition y fut rédigée pour demander, ou plutôt enjoindre à l'assemblée, qu'elle déclarât le roi déchu, comme perfide et traître à ses sermens, et qu'elle pourvût à son remplacement par tous les moyens constitutionnels. Il fut résolu que le lendemain cette pétition serait portée au Champ-de-Mars, où chacun pourrait la signer sur l'autel de la patrie.
C'était le dimanche, 17 juillet 1790. Dès le matin, les meneurs se rendirent sur la place de la Bastille, pour soulever le faubourg Saint-Antoine, en tâchant de faire croire au peuple qu'on voulait relever la prison d'état dont on voyait encore les ruines. La garde nationale déjoua ce projet.
Mais les séditieux ne se tinrent pas pour battus: ils prirent le chemin du Champ-de-Mars, appelant à eux la populace de tous les quartiers. A cette multitude ameutée, se joignit la foule des curieux qui voulaient être témoins de l'événement. Le général Lafayette et la garde nationale, avertis du projet d'insurrection, arrivèrent bientôt; en un instant les barricades, déjà élevées, furent brisées ou renversées. Lafayette fut menacé, et reçut même un coup de feu qui, quoique tiré à bout portant, ne l'atteignit pas. Les officiers municipaux s'étant réunis à lui, obtinrent de la populace qu'elle se retirât. Des gardes nationaux furent placés pour veiller à sa retraite; et on espéra un instant qu'elle se dissiperait, mais le tumulte ne tarda pas à recommencer.
Deux invalides qui, pour manger un mauvais déjeuner sans être incommodés des ardeurs du soleil, s'étaient assis dans un trou pratiqué sous l'autel de la patrie, y furent aperçus par les séditieux, et saisis aussitôt. Il n'en fallut pas davantage pour faire dire que ces hommes conspiraient contre la patrie. Au même instant, ces malheureux furent pendus à une lanterne à l'entrée du Gros-Caillou; on leur coupa la tête, et suivant l'usage reçu, on se disposa à porter ces tristes trophées au bout d'une pique dans les rues de Paris, pour y répandre une patriotique terreur; car c'était dans cette intention que cet assassinat venait d'être commis; on savait bien que les victimes n'avaient pas songé à conspirer; mais il fallait des têtes au bout des piques, et les barbares avaient saisi l'occasion de s'en procurer.
Cependant les séditieux, doutant du succès de leur entreprise, voulurent donner une sorte de légalité à leur conduite; ils envoyèrent des commissaires à la municipalité, pour lui déclarer qu'ils se conformaient aux lois; que, réunis sans armes, ils allaient signer une pétition que tous les citoyens avaient le droit de faire. Pour toute réponse, la municipalité dit aux commissaires de porter à leurs commettans l'ordre de se séparer. Les attroupés n'ayant pas voulu obéir, Bailly, maire de Paris, se rendit au Champ-de-Mars, fit déployer le drapeau rouge en vertu de la loi martiale. L'emploi de la force, quoiqu'on ait dit, était légitime. On voulait, ou on ne voulait pas les lois nouvelles; si on les voulait, il fallait qu'elles fussent exécutées, que l'insurrection ne fût pas perpétuelle, et que les décisions de l'assemblée ne pussent être annulées par les plébiscites de la multitude.
Une partie des révoltés s'était avancée jusque sur la place des Invalides, et lançait des pierres contre le corps municipal. Quelques cavaliers coururent sur eux, et les dispersèrent. Arrivées au Champs-de-Mars, la municipalité et la garde nationale furent accueillies par des huées, par une grêle de pierres, par toutes sortes de démonstrations hostiles. Quelques individus même eurent l'audace de tirer sur elles plusieurs coups de pistolet.
Bailly devait donc faire exécuter la loi. Il s'avança, avec ce courage impassible qu'il avait toujours montré, reçut, sans être atteint, plusieurs coups de fusil; et, au milieu du tumulte, ne put faire toutes les sommations voulues. D'abord, Lafayette ordonna de tirer quelques coups en l'air; la foule abandonna l'autel de la patrie, mais se rallia bientôt. Réduit alors à l'extrémité, il commanda le feu; la première décharge renversa quelques-uns des factieux. Le nombre en fut exagéré. Les uns l'ont réduit à quatorze; d'autres à trente; d'autres l'ont élevé à quatre cents; et les furieux à quelques mille. Ces derniers furent crus dans le premier moment, et la terreur devint générale. Ce qu'il y eut de plus déplorable, c'est que la mort frappa vraisemblablement quelques malheureux qui ne s'étaient rendus au Champ-de-Mars que par un motif de curiosité.
«On a accusé, dit un historien, MM. Lafayette et Bailly d'avoir été les assassins du Champ-de-Mars (c'est la qualification qu'on a donnée à cette expédition); la vérité est qu'ils firent tout ce qui dépendit d'eux pour empêcher cet événement. Les canonniers, indignés des insultes dont on les accablait, faisaient les plus énergiques imprécations, et voulaient lâcher leurs canons, chargés à mitraille, sur la populace: M. Lafayette se précipita devant eux, et par défense, et par prière, il vint à bout de les calmer.»
«L'exécution du Champ-de-Mars, dit M. Thiers, fut fort reprochée à Lafayette et à Bailly. Mais tous deux, plaçant leur devoir dans l'observation de la loi, et sacrifiant leur popularité et leur vie à son exécution, n'eurent aucun regret, aucune crainte de ce qu'ils avaient fait. L'énergie qu'ils montrèrent imposa aux factieux.»
Ajoutons à ce jugement que, pour ne pas admirer le courage de Bailly et de Lafayette dans cette malheureuse circonstance, il faut être bien aveuglé par l'esprit de parti, et n'avoir pas la moindre idée de l'ordre et de la science gouvernementale. Au milieu des crises politiques, on est encore heureux, lorsqu'il se trouve des hommes en qui le sentiment du devoir se change soudain en dévoûment, pour sauver la chose publique en péril.