Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Lorsque de grands personnages trempent dans une conspiration éventée, malheur aux subalternes qu'ils ont honorés de leur confidence intime! Le puissant sauve sa tête en sacrifiant celles de ses infortunés serviteurs, et en devenant quelquefois leur plus accablant accusateur. La fin tragique de La Mole et de Coconas, dans les derniers temps du règne de Charles IX, fut une preuve bien évidente de cette triste vérité. Monsieur, duc d'Alençon, frère du roi, prince ambitieux et impatient du despotisme de sa mère, avait formé le complot de se retirer de la cour, et d'aller se mettre à la tête des huguenots et des mécontens. Ce projet ayant été découvert, il eut la lâcheté, pour se justifier, de livrer, pour ainsi dire, pieds et poings liés, La Mole, qu'il appelait son ami, Coconas et plusieurs autres de ses confidens. Le marquis de Favras semble avoir été, en 1790, victime d'une intrigue du même genre. L'obscurité de son procès et quelques mots prononcés tout récemment encore, à l'une de nos deux tribunes, par un vénérable contemporain du malheureux Favras, ne permettent point de douter de son innocence.
Le marquis de Favras était né à Blois, en 1745, d'une famille de magistrats. Il entra dans la carrière des armes, et se vit à même d'acquérir la charge de lieutenant des Suisses de la garde de Monsieur, charge dont il se démit en 1786.
Favras avait une imagination ardente et fertile en projets; il en proposait dans tous les temps et sur une foule de matières. Il s'occupait surtout de finances, et avait composé un plan volumineux pour la liquidation, en vingt années, des dettes de l'état.
Dès le commencement de la révolution, il se rendit suspect, en proposant plusieurs plans politiques qui n'étaient pas du goût de la majorité de la nation.
Enfin, en 1790, on l'accusa d'avoir offert au gouvernement de lever sur les frontières de France une armée de cent quarante-quatre mille hommes, pour s'opposer à la nouvelle constitution, en commençant par assembler douze cents cavaliers bien armés, et portant en croupe douze cents fantassins déterminés. Ces deux mille quatre cents hommes, suivant le projet qu'on lui attribuait, devaient entrer à Paris par les trois portes principales, assassiner Bailly et Lafayette, enlever le roi et sa famille pour les conduire à Péronne, où une armée de vingt mille hommes devait les attendre.
Favras, traduit devant le Châtelet, s'y défendit avec calme, et nia tous les complots qu'on lui imputait. «Cet accusé, dit Prudhomme, dans son Journal des révolutions de Paris, parut devant ses juges avec tous les avantages que donne l'innocence, et qu'il sut faire valoir, parce qu'à un esprit orné, il joignait la facilité de s'exprimer avec grâce. Ses paroles avaient même un charme dont il était difficile de se défendre. Il avait de la douceur dans le caractère, de la décence dans le maintien. Il était d'une taille avantageuse, d'une physionomie noble. La croix de Saint-Louis, dont il était décoré, contribuait à rehausser sa bonne mine. Ses cheveux commençaient à blanchir, il avait alors quarante-six ans; il était naturellement froid et réservé, parlait peu, et réfléchissait beaucoup. Dans tout le cours de sa défense, il ne perdit jamais cette attitude noble qui convient à l'innocent. Favras répondit à toutes les questions avec netteté, sans embarras. Les juges restèrent pendant six heures aux opinions, et condamnèrent l'accusé à être pendu et à faire préalablement amende honorable. A trois heures du soir, le 18 février 1790, il fut conduit au lieu de son supplice. Les cheveux épars, les mains liées, assis dans l'infâme tombereau, il n'en conserva pas moins le calme et la majesté de sa figure. Arrivé devant l'église de Notre-Dame, il descendit, prit des mains du greffier l'arrêt qui le condamnait, et en fit lui-même la lecture à haute voix. Lorsqu'il fut à l'Hôtel-de-Ville, il demanda à dicter une déclaration, dont voici un extrait: «En ce moment terrible, prêt à paraître devant Dieu, j'atteste en sa présence, à mes juges et à tous ceux qui m'entendent, que je pardonne aux hommes qui, contre leur conscience, m'ont accusé de projets criminels qui n'ont jamais été dans mon âme..... J'aimais mon roi; je mourrai fidèle à ce sentiment; mais il n'y a jamais eu en moi ni moyen ni volonté d'employer des mesures violentes contre l'ordre de choses nouvellement établi..... Je sais que le peuple demande à grands cris ma mort; eh bien! puisqu'il lui faut une victime, je préfère que le choix tombe sur moi, plutôt que sur quelque innocent, faible peut-être, et que la présence d'un supplice non mérité jetterait dans le désespoir. Je vais donc expier des crimes que je n'ai pas commis.»
Favras corrigea ensuite tranquillement les fautes d'orthographe et de ponctuation faites par le greffier, et dit un éternel adieu à ceux qui l'entouraient. Le juge rapporteur l'ayant invité à déclarer ses complices, il répondit: «Je suis innocent, j'en appelle au trouble où je vous vois.» Quand il fut sur l'échafaud, la douceur de son regard et la sérénité de son visage, enchaînèrent la rage des spectateurs, cruellement prévenus contre le patient, et commandèrent le silence; alors, il se tourna vers le peuple, et s'écria: «Braves citoyens, je meurs sans être coupable, priez pour moi le dieu de bonté.» Il dit ensuite au bourreau de faire son devoir, et de terminer ses jours.
Jamais exécution n'avait attiré autant de monde sur la place de Grève; des croisées furent louées jusqu'à 36 livres. Le public, personnage incompréhensible, tour-à-tour si féroce et si compatissant, après avoir demandé la mort de Favras avec acharnement, le jugea innocent, et fut sensible à sa mort.
Il eût été possible de sauver cet innocent, si le peuple eût été plus tranquille et les juges plus disposés à braver sa fureur; mais, au lieu d'auditeurs cherchant à reconnaître l'innocence, on n'entendait que des énergumènes crier dans toutes les rues: Favras à la lanterne! Favras fut pendu à un gibet très-élevé, afin que le peuple pût voir, de tous les points qui avoisinent la place de Grève, qu'il était bien réellement exécuté. Malgré cette attention pour satisfaire une curiosité barbare, on répandit depuis que M. de Favras était vivant, que l'exécuteur l'avait suspendu par les aisselles et avait fait semblant de l'étrangler. «Ce jugement, dit un historien de la révolution, n'a point honoré ceux qui l'ont rendu, et surtout celui d'entr'eux qui ne craignit pas de dire à celui qu'il condamnait que sa vie était un sacrifice nécessaire à la tranquillité publique. Des jugemens où l'on pouvait faire entrer de telles considérations, en préparaient d'atroces qui devaient retomber sur la tête des magistrats pusillanimes qui avaient pu prendre pour règle de leurs devoirs une autre autorité que le cri de leur conscience.»
Ajoutons à ces détails la relation succincte que M. Thiers a donnée de cet événement, et qui confirmera pleinement ce que l'on vient de lire.
«Favras, dit cet historien, montra à ses derniers momens une fermeté digne d'un martyr, et non d'un intrigant. Il protesta de son innocence, et demanda à faire une déclaration avant de mourir. L'échafaud était dressé sur la place de Grève. On le conduisit à l'Hôtel-de-Ville, où il demeura jusqu'à la nuit. Le peuple voulait voir pendre un marquis, et attendait avec impatience cette égalité dans les supplices. Favras rapporta qu'il avait eu des communications avec un grand de l'État qui l'avait engagé à disposer les esprits en faveur du roi. Comme il fallait faire quelques dépenses, ce seigneur lui avait donné cent louis, qu'il avait acceptés. Il assura que son crime se bornait là, et il ne nomma personne. Cependant il demanda si l'aveu des noms pourrait le sauver. La réponse qu'on lui fit ne l'ayant pas satisfait: «En ce cas, dit-il, je mourrai avec mon secret», et il s'achemina vers le lieu du supplice avec une grande fermeté.»