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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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L’INDIGNATION DU MARABOUT

Hier, pendant la sieste, Sidi Brahim entre tout à coup, une lettre à la main, consterné.

— Si Mahmoud, je viens de recevoir une lettre d’Oudjda, où l’on m’annonce que Hadj Mohammed ould Abdelkhaut, chef des Kadriya, a été assassiné par les gens de Bou Amama — que Dieu le confonde !

Et le marabout se laisse choir sur le tapis, me tendant la lettre.

Elle est écrite sur un bout de papier gris tout froissé, cette lettre qu’apporta un serviteur délégué par la zaouïya d’Oudjda vers la zaouïya des Ziania de Kenadsa, à travers cent lieues de pays.

Le serviteur raconte la mort de Hadj Mohammed, qui s’était rendu chez Bou Amama pour l’engager à ne pas porter la désolation et la guerre dans l’Angad.

Bou Amama reçut fort bien l’émissaire et lui prodigua des promesses. Mais, au retour, dans la plaine, un des hommes du vieux détrousseur rejoignit Hadj Mohammed et l’entraîna loin de ses compagnons, sous le prétexte d’un secret à lui communiquer. Dans le lit d’un oued, des bandits embusqués massacrèrent alors le malheureux marabout.


J’achève de déchiffrer le grimoire, et je revois la triste Oudjda en proie aux soldats affamés et exaspérés, la tourbe quémandeuse et menaçante piétinant dans la boue où pourrissaient des charognes et, au bout de toute cette épouvante, derrière des ruines où fleurissaient les pêchers roses, la zaouïya blanche des Kadriya recueillie, si calme, que dirigeait ce Hadj Mohammed qu’on vient d’assassiner traîtreusement et chez qui, il y a à peine trois mois, nous avions trouvé un accueil fraternel.


— Si Mahmoud, le Mogh’rib est perdu, si on commence à tuer là-bas les inoffensives créatures de Dieu, les hommes de prière et d’aumône, qui ne portent ni épée ni fusil, me dit Sidi Brahim. Il faut certainement que Dieu ait aveuglé les fils du Mogh’rib, pour qu’ils abandonnent ainsi son sentier, pour qu’ils trahissent leur Sultan descendant du Prophète — la prière et le salut soient sur lui ! — par Mouley Idris, et pour suivre qui ? de misérables imposteurs, comme Bou Amama et le Rogui Bou Hamara !

De sa voix douce et lente, Sidi Brahim continue à se lamenter sur le sort du Maroc.

— En vérité, par quoi expliquer, sinon par la folie, la popularité de Bou Amama, fils d’un infime brocanteur de Figuig, homme sans origine et sans instruction, fauteur de discordes et de massacre, dispensateur de faux miracles, de fallacieuses promesses ? Par Dieu, la maison de Bou Amama est bâtie sur les assises chancelantes du mensonge et de l’iniquité ! Mais les nomades du désert ne sont-ils pas ainsi faits que, plus grande est l’invraisemblance, plus forte est leur croyance ! Quant à celui qui vient leur annoncer la vérité, malheur à lui : ils le méprisent et, s’ils le peuvent, ils l’exterminent… Et que dis-tu, toi qui as lu la parole de Dieu, qui as visité beaucoup de villes et de pays, que dis-tu du Rogui ? Comment expliques-tu l’incroyable aventure de cet homme que personne ne connaît et qui, du jour au lendemain, s’improvise Sultan, émir des croyants ? Il dit qu’il est Moulay M’hammed, frère dépossédé de Mouley Abdelaziz. Mais comment ne se trouve-t-il pas un seul homme digne de foi, parmi ceux qui ont connu Mouley M’hammed, pour dire à la face des croyants « en vérité, c’est lui » ou alors pour confondre l’imposteur ? D’autres prétendent que Bou Hamara est originaire des Sanhadja du Djebel Zerhaoun. Mais comment personne, parmi les Sanhadja et les Beni-Zerhaoun, ne connaît-il cet homme ? On croirait vraiment que ce Bou Hamara n’est pas un fils d’Adam, mais bien un « djenn », esprit d’essence ignée, un signe des temps, un fléau de Dieu, descendu du ciel ou sorti de terre pour châtier le Mogh’rib dépravé et criminel !… Vous autres, les fils de l’Est, vous êtes heureux. Vous jouissez en paix des biens que vous accorde le Dispensateur. Et nous, malheureux fils du Mogh’rib, nous vivons dans un pays de loups affamés, où les fleuves débordent de sang et où l’iniquité triomphe. A chaque heure du jour et de la nuit, nous tremblons pour notre vie et pour nos biens… Vois, Si Mahmoud, nous avions des revenus importants au Tafilala, à El-Outtat, à Fez et surtout dans la région de l’Angad. A présent que les armées des imposteurs ont envahi le pays, nous ne recevons plus que le quart des revenus d’antan… Et ici, les pauvres, les orphelins, les femmes sans protection, les étudiants et les voyageurs affluent et nous demandent l’asile et le pain, que nous devons leur donner selon la règle pure de notre maître — Dieu soit satisfait de lui ! — Ah, Si Mahmoud, prions Dieu d’anéantir Bou Amama, le fils du brocanteur, l’inventeur des fourberies, et Bou Hamara, l’homme ténébreux qui, sur le dos d’une ânesse, veut escalader les marches d’un trône millénaire et conquérir l’héritage que Mouley Idris a légué à sa postérité par la volonté de l’Héritier des Mondes…

— Et ainsi, tous les jours, Sidi Brahim vient me communiquer les nouvelles de l’Ouest, les tristes nouvelles, et les bruits du dehors. Pourtant, ils n’arrivent que très atténués en cette retraite lointaine, les échos de la tourmente qui gronde à travers le Maroc pourri…

Ici, rien ne se passe, et les nouvelles du monde extérieur ne portent plus en elles, en entrant dans cette ombre chaude et pure, le frisson glacial de la réalité tragique.

Dans la monotonie de ma vie à Kenadsa, je perds peu à peu la notion de l’agitation et des passions déchaînées. Il me semble que partout, comme ici, le cours des choses s’est arrêté.

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