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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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L’AMOUR A LA FONTAINE

Sur le sentier qui longe le rempart, les femmes du ksar viennent à la fontaine de Sidi-Embarek. Dans l’illumination la plus belle du soleil qui va mourir, leurs voiles prennent des teintes d’une intensité inouïe. Les étoffes chatoient, magnifiées, semblables à des brocards précieux. De loin, on croirait les ksouriennes vêtues des soies les plus rares, brodées d’or et de pierreries. Conscientes un peu de leurs grâces, ces femmes s’agitent, leurs groupes se mêlent, et la gamme violente des couleurs change sans cesse, comme un arc-en-ciel mobile.

Quelques-unes, des Soudanaises ou des nomades surtout, se dessinent en mouvements purs, en poses impeccables, en cambrures de reins et en courbes de bras pour élever jusqu’à leur épaule les lourdes amphores pleines.

Il en est d’autres dont le visage, beau de traits et d’expression, s’éloigne des joliesses et des coquetteries connues par une sensualité timide et farouche à la fois dans le regard ; et sous cette sorte d’hypocrisie naturelle, qui est peut-être l’affirmation première de la pudeur, passe, tout à coup, comme un regard à travers le masque, l’éclair d’un brusque sourire, où éclate librement l’ardeur des sens.


Une forte odeur de peau moite et de cinnamone monte des groupes, dans la tiédeur de l’air.

Des hommes, nègres ou nomades, Douï-Menia, Ouled-Djerir, Ouled-Nasser, viennent abreuver leurs chevaux.

Tandis que les esclaves noirs rient et plaisantent avec les femmes qu’on ne daigne même pas leur cacher, les hommes du désert regardent celles-ci du coin de l’œil, avec de courtes flammes dans leurs prunelles fauves.

Combien d’intrigues se sont ainsi nouées près de l’Aïn Sidi-Embarek, tandis que les chevaux, las, tendaient leurs naseaux au jet frais de l’eau souterraine !

Par des gestes à peine esquissés, par de brefs regards, nomades et ksouriennes se comprennent et se promettent les heures propices des nuits.

Là encore, je retrouve un peu de la poésie des amours arabes, des amours nomades qui, si souvent, finissent dans le sang.

Les juives, moins surveillées, plus hardies, abordent librement les hommes, distribuent des œillades provocantes, sous leurs paupières qu’ont rougies les fumées âcres des palmes sèches, dans les échoppes noires du Mellah.


C’est l’heure libre et gaie, l’heure où, loin de l’autorité pesante des hommes, les femmes jasent et rient, et jouent le jeu dangereux.

Je pense, devant ces primitivités, à d’autres romans jolis et compliqués, au fond les mêmes que ceux-là — à moins que l’essence de l’amour soit justement dans sa recherche nuancée et dans sa souffrance d’impossible plutôt que dans le geste fou… Mais pour combien d’êtres cela est-il vrai ?

Sous d’autres couleurs moins belles que ces simples voiles, où le corps se dessine encore, la passion s’offre dans les villes, et souvent si laide, si répugnante — la passion vorace qui veut la vie, qui veut perpétuer la vie par tous les recommencements. Plus haut, plus loin, sous les apparences de l’esprit, sous les sourires les mieux étudiés, dans les salons les plus corrects, comme ici près de la fontaine du désert, se trahira encore la violence d’un appétit qui enflamme les yeux, qui altère les voix, qui fait passer une ombre blanche sur les lèvres frémissantes…

Ah ! comme j’ai vécu déjà dans tous les hommes et dans toutes les femmes ! et combien cette sensualité éternelle, qui coule dans les veines du monde, m’attrista quand j’y voyais l’effrayante image de la fatalité.

Maintenant, je puis, sans angoisse, suivre de mes yeux amusés le jeu naturel. L’amour n’a pas ici d’autre ambition que lui-même, et c’est à quoi nous devrions peut-être le ramener, pour nous humilier devant la nature, pour blasphémer ce qui n’a pas d’emploi en nous, l’inutile organe, cette âme inquiète qui ne trouvera pas de repos.

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