Dans l'ombre chaude de l'Islam
MUSICIENS DE L’OUEST
Une salle carrée, peinte en bleu pâle, avec des panneaux roses. A droite, au fond, « l’oudjak »[1] en plâtre enfumé et, sur des rayons de bois, les tasses, les verres et les plateaux. Des bancs en bois et de banales tables en fer rouillé encombrent le café. Dans une cage un oiseau captif sommeille.
[1] Oudjak, fourneau des cafetiers maures, en forme de petit portail voûté.
Étrange petit café saharien, que fréquentent les Marocains et les nomades ! L’assistance y est compacte. Parmi les Arabes, en burnous et haïks terreux, quelques spahis et des « mokhazni », cavaliers indigènes.
Les coudes aux genoux, tous se taisent, tournés attentivement vers le fond de la salle, où, sur un banc, les musiciens sont alignés.
Ceux-là sont des Beni-Guil du Chott Tigri.
Avec leurs loques rougeâtres et leurs sandales, ils ressemblent bien peu aux chanteurs et aux musiciens des Hauts-Plateaux algériens, qui portent, comme les lettrés, des vêtements propres, et, avec des essais de coquetterie arabe, des gilets brodés et des cordons de soie dans les cordelettes du turban. Ces musiciens de l’Ouest conservent le type de leur race fruste, et leur collier de barbe noire et raide donne à leur visage un faux air hindou.
Pourtant, chez l’un deux, le voile épais qui recouvre le turban blanc et évasé, encadre une belle figure régulière, au nez aquilin et aux narines nerveuses, avec des yeux de tristesse. L’autre, joueur de flûte, est aveugle. Il met toute son âme dans les plaintes et les susurrements de son roseau. Comme s’il y parlait, il roule les globes ternes de ses yeux morts, et son buste, avec un balancement cadencé, marque la mesure. La troupe compte encore un vieux batteur de tympanon et, un peu à l’écart, un étrange chanteur, les yeux fermés, la tête renversée, comme ivre.
Le seul luxe de ces miséreux consiste en deux chalumeaux cerclés de cuir et d’anneaux de cuivre poli, avec des tresses de soie bleue entremêlées de chaînettes d’argent et de pièces de monnaie marocaine.
Symphonie de la hamada inhospitalière !
Le tambourin prolonge à l’infini son battement sourd, à contretemps, son battement de cœur humain tour à tour ému et courroucé, faiblissant, lassé et mourant voluptueusement. Brodant sur cette vie artérielle, les durs chalumeaux sonnent parfois des marches de guerre ou tiennent de longues notes mystérieuses qui ont l’air de planer, et les roseaux nasillent des murmures à peine distincts d’eau tranquille ou de brise tiède.
Les Beni-Guil qui circulent dans le village envahissent la salle, gauches, encombrants, gens du désert que les bancs et les tables étonnent.
Pourtant, ils sourient, ils sont fiers du succès de leurs frères parmi les « M’zanat »[2].
[2] Terme de mépris par lequel les Marocains du Sud désignent les Algériens indigènes, qu’ils considèrent comme des renégats.
Sur un plateau posé à terre, les gros sous et les pièces blanches tombent avec un bruit clair. A chaque offrande, le joueur de tambourin bénit à la cantonade la générosité du donateur.
Cependant les Beni-Guil se contentent d’encourager les musiciens par leur attitude et leurs exclamations approbatives. Bien rare celui qui se résigne à jeter un sou sur le plateau, après avoir longtemps fouillé dans sa « zaboula », sorte de sacoche en « filali » (cuir rouge du Tafilalet) que portent les nomades.
Mais voilà que l’un d’eux, tout jeune, se lève tout à coup et esquisse une danse cadencée, lente, le bout de son bâton noueux appuyé contre sa poitrine.
On rit de sa rusticité. Ce geste est celui d’un berger.
Le cafetier, les reins ceints d’une « fouta » rouge et verte, circule, présente ses breuvages fumants sur des plateaux et, chaque fois, il nomme tout haut celui qui a commandé le thé, en appelant sur lui la bénédiction du Rétributeur…