Dans l'ombre chaude de l'Islam
CHEZ LES ÉTUDIANTS
Le soir de ce jour-là, l’esclave Farradji vint me chercher, très mystérieusement, comme s’il s’agissait d’un complot.
Il m’annonce que Si El-Madani, frère de Si Mohammed Laredj, et quelques-uns de ses camarades, étudiants à la grande mosquée, m’invitent à aller prendre le thé chez eux…
J’évoque involontairement les descriptions de ces orgies ignobles que le livre de Mouliéras, « Le Maroc inconnu », prête aux étudiants marocains. Pourquoi Farradji prend-il toutes ces précautions pour me transmettre l’invitation de ces jeunes gens ?
J’ai rencontré plusieurs fois El-Madani à la prière. C’est un jeune homme mince, chétif, aux manières polies. Cependant, j’accepte l’invitation.
Nous traversons des écuries vides, des cours silencieuses où des arbres centenaires tordent leurs troncs caducs. Personne dans tout ce quartier. Nos pas résonnent sur les dalles, comme si nous passions sous des voûtes.
Au sortir d’un dédale noir et humide de corridors encombrés de pierres et de débris, nous entrons tout à coup dans une délicieuse petite cour entourée d’arceaux d’un blanc fané.
Par-dessus le mur, comme accoudé sur la terrasse, un dattier balance doucement sa tête aux frondaisons courbées. Une vigne vierge monte le long d’un pilier et s’enroule autour du tronc oblique du palmier, pour retomber en pluie de feuilles et de petites grappes naissantes.
Si El-Madani et quelques autres étudiants viennent à ma rencontre.
Avec une grande courtoisie, ils me souhaitent la bienvenue. Ce sont des fils de marabouts ou de ksouriens, pâles, frêles, comme étiolés dans l’ombre morne du ksar.
Si Abd-el-Djebbar, un nomade des Hamian de Méchéria, venu à la zaouïya pour étudier, se distingue entre tous. Il dépasse de toute la tête les sédentaires dégénérés, ce fils des guerriers de la frontière, robuste, musclé, avec la fierté mâle de ses attitudes, ses traits sobres et fins, son teint bronzé et le regard de ses longs yeux roux, brillants d’une flamme qui n’est sans doute pas celle de l’intelligence.
Nous entrons dans la salle de thé par une porte à deux battants sculptés qui grincent sur des gonds rouillés. Là règne un demi-jour vaporeux. L’élégance de quelques fines colonnes, avec la dentelle d’une frise d’arabesques fouillées dans la pierre laiteuse, contribue à l’agrément du lieu. De petites lucarnes s’ouvrant dans une coupole sur la moire lumineuse du ciel, versent une lumière pâle sur les faïences vert Nil qui garnissent les murailles à hauteur d’homme et sur celles de l’aire usée.
Une marche en pierre conduit à la seconde moitié du vaste appartement, un peu surélevée. Là, des tapis de Rabat, des matelas de laine blanche tapissent le sol.
Sous les poutrelles noires du plafond, entrelacées de roseaux teints en vert et en rouge, une inscription court tout autour des murs, en lettres de cinabre : « el afia el bakia » — la santé éternelle.
Dans de petites niches, sur des étagères, sur les grands coffres peints de fleurs d’or terni, un fouillis d’objets disparates s’entasse.
Livres arabes, ustensiles de cuisine, vêtements et objets de sellerie, instruments de musique et armes, tout se heurte dans un désordre charmant. Contrastant avec des poteries vulgaires venues par Béchar, une gracieuse cruche de Venise s’isole par son cristal ému d’une teinte rare.
Voici encore des lampes en cuivre au long bec, une porcelaine verte historiée de trèfles, des faïences aux couleurs fondues et, pour parfaire la joie des yeux, sous une soie éclatante, avec de beaux plateaux et l’attirail du thé, les petits verres multicolores s’offrent comme des fleurs sauvages.
Je m’installe près de la fenêtre grillagée qui donne sur un chaos de ruines délavées par les pluies. Cette matière d’habitation, qui fut douce aux humains, tombe en poussière et redevient de la terre aride sous le soleil.
Farradji et son frère Khaddou allument des palmes sèches dans la cour, pendant que Si El-Madani m’explique, sans que je le lui aie demandé, la raison du mystère voulu dont le nègre a entouré l’invitation des étudiants.
« — Tu sais, Si Mahmoud, que les usages et les convenances exigent que nos parents et nos aînés ignorent nos plaisirs ou puissent au moins feindre de les ignorer. Nous nous réunissons ici pour passer les heures en réjouissant nos cœurs par la musique et la récitation des œuvres sublimes des poètes anciens, et par des entretiens cordiaux. Ce qui se passe ici, il faut que personne, sauf Dieu et nous, ne le sache… sans cela, quelque innocents que soient nos divertissements, nous en éprouverions une grande honte et nous nous attirerions de sévères reproches. C’est pourquoi j’ai choisi cet appartement, seul resté habitable dans cette vieille casbah que m’a léguée mon aïeul Sidi Bou-Médine. Ici personne ne passe, personne ne vient nous donner des conseils, et présider aux libres divertissements de notre esprit. »
La réunion se passe en conversations. Comme pour en préciser l’intimité récréative, un des lettrés musulmans, après nos présentations, se remet à son travail de couture et cherche des soies pour une gandoura blanche qu’il orne de délicates broderies. Parmi les étudiants marocains, ces travaux de couture et d’ornementation des tissus sont fort en honneur : ils sont une preuve de goût ; ce n’est pas déchoir que de s’y livrer même en public.
El-Madani prend une guitare à trois cordes et se met à chanter, d’une voix nonchalante, un vieux motif andalou, qui se traîne et tourne autour d’une même note. Son cousin Mouley Idris, adolescent chétif au teint bilieux, l’accompagne en sourdine sur un tambourin. Le beau Hamiani Abd-el-Ddjebbar ne voit dans la musique qu’un motif de bâiller ; étendu de tout son long sur le tapis, il reste là, comme un grand sloughi, étirant ses muscles secs de cavalier que l’inaction énerve.
J’écoute le chant langoureux et triste, et je songe à ce qu’est la vie de ces étudiants musulmans.
Pendant des années, des études scolastiques dans le cadre nu et simple des mosquées anciennes, des exercices pieux, allant pour la plupart de ces jeunes gens, qui sont déjà affiliés à des confréries mystiques, jusqu’à l’extase quotidienne.
Sous toute cette austérité obligée se cache une grande gaîté naïve, une sensualité ardente qui engendre les aventures les plus compliquées, les plus dangereuses, et, il faut bien le dire, surtout ici, dans l’Ouest, beaucoup de vices cachés. Une vie presque cloîtrée favorise cette perversion des sens.
Un beau jour l’étudiant marocain, subissant sans murmurer l’autorité paternelle, se marie sans joie. Alors son existence change. C’en est fini du rêve et de l’étude. Il entre dans la société, il n’existe plus dans ses vices personnels et dans sa félinité ; il prend les manières de son monde, calmes et imposantes, un visage correct et figé.
Bien souvent il regrettera cependant l’atmosphère voluptueuse de l’insouciante « bith-es-sohfa », le lieu de réunion, la chambre commune des étudiants.
Marabouts ou notables, les jeunes lettrés prennent vite un air d’importance. Quelques années, quelques mois suffisent pour modifier à fond leur caractère. Ils prennent part aux délibérations de la djemaâ, et un homme qui délibère ne pense pas trop pour lui-même. Ils font la guerre, beaucoup d’entre eux voyagent à travers les pays musulmans, d’autres vont à La Mecque…
L’ancestralité reprend tous ses droits et ne permet guère à l’individu de se développer. Il devient vite l’homme de son milieu. Il prend du plaisir et de l’orgueil à être celui-là. Quand, au bout de quelques années, ces anciens étudiants, chanteurs et liseurs de vers, auront vu leurs fils grandir, ils leur imposeront impitoyablement la règle sévère dont ils se plaignaient si souvent dans leurs entretiens de jeunes hommes, et ceux-là seront alors amenés à leur tour aux plaisirs secrets.
Chez le musulman bien né, surtout à la ville, rien des affaires personnelles, vie familiale, plaisirs, amours, ne doit se manifester au-dehors.
L’affichage des plaisirs, cher aux étudiants d’Europe, est inconnu dans l’Islam. Tout jeunes, les Marocains lettrés sont préparés à cacher leur joie. Ainsi s’explique leur nature ardente mais contenue, leurs fortes passions intérieures, sans surface appréciable, leur intellectualité voluptueuse si vite fanée.
L’heure passe. Mes idées se font plus vagues, je me laisse aller au grand charme mélancolique et suranné des instruments, sans désir d’action, dans ce décor d’inaltérable résignation où tout agonise sans secousses, avec sérénité, sous le soleil couchant de l’Islam. Les lettres rouges de la devise de foi, qui rampe autour des murailles, étendent leurs arabesques dans l’ombre. Mon esprit se calme sous une caresse d’ivoire.
… Le contact du temps possédé est comme celui d’une main froide et pâle sur un front brûlant…
Force et quiétude des choses qui semblent durer indéfiniment, parce qu’elles s’acheminent doucement vers le néant, sans fracas, sans révolte, sans agitation, sans même un frisson vers l’inévitable mort…