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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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LA RÉVOLTÉE

Aujourd’hui, après la prière du vendredi, je trouve le ksar tout en émoi : une jeune femme musulmane et blanche s’est pendue.

Je me mêle à la foule qui stationne devant sa maison, d’où montent les lamentations funèbres des femmes.

Je prends des renseignements, je reconstitue le drame, je cherche à en pénétrer les raisons… Elle ne s’entendait pas avec ses parentes, me dit-on, elle n’avait personne à qui se plaindre ; son mari, Hammou Hassine, ne l’écoutait pas. Il voulut la mater par les coups. La petite Bédouine, farouche, après des révoltes, s’était résignée, en apparence du moins. C’est que le sentiment de la liberté, d’une étrange liberté, était entré en elle.

Plusieurs fois elle s’était enfuie chez son frère, qui la rendait à son mari. On l’empêchait d’aller demander la protection du cadi ou de Sidi Brahim. Elle était esclave, plus esclave que les négresses, car elle souffrait de sa servitude. A la fin, elle s’était calmée, car elle avait compris le grand secret de la libération morale. Un soir que tout le monde était à la mosquée, elle avait rassemblé ses forces pour l’évasion, elle s’était haussée sur ses petits pieds, elle s’était accrochée au-dessus de la vie et de sa condition avec sa longue ceinture de soie, sans un mot de confidence à personne, en isolée.

Une race où le suicide est encore possible est une race forte. Les animaux ne se suicident jamais, les nègres non plus, à moins qu’ils soient exaltés par l’alcool. Le suicide aussi est une ivresse, mais une ivresse de volonté.


Le peuple inerte s’est détourné avec horreur de celle qui oublia son devoir de vivre. Pourtant, des lettrés ont pris Embarka en pitié et viennent prier sur son cadavre, que les matrones ont lavé et cousu dans le linceul égalitaire de l’Islam.

Le corps est étendu sur une natte, au milieu de la cour. Ce n’est plus qu’une vague forme rigide, immaculée.

Les lamentations des femmes ont cessé. On n’entend plus que la mélopée de quelques hommes qui psalmodient, en cadence lente, le chapitre du Coran intitulé « Ya-Sine », qui est la prière des morts.

Tout est devenu calme, solennel, serein, dans cette cour, d’où les femmes bruyantes se sont retirées.

… Les voix s’élèvent en un chant triste et doux c’est maintenant la « Borda » l’élégie des enterrements.

On étend le corps sur le brancard mortuaire en bois brut, et on le recouvre d’un grand voile rouge. Encore du silence et de l’attention, puis quatre hommes chargeant le petit corps d’amour sur leurs épaules, et le triste cortège s’en va vers les cimetières.

On pose le brancard sur le sable et on se range en demi-cercle, la face tournée vers la direction de La Mecque : c’est la dernière prière pour Embarka.

Sur le tertre, que le vent commence déjà à effacer, on plante trois palmes, qui sécheront vite.

Hammou Hassine, un homme grossier, laid et contrefait, dispose à terre, sur un mouchoir de coton rouge, des figues sèches et des galettes azymes : c’est la « sadaka », l’aumône rituelle qu’on fait aux pauvres en souvenir du défunt, et qui remplace les inutiles bouquets et les couronnes en clinquant.

C’est fini. Nous nous en allons, à la débandade. Les vieux lettrés rigoristes n’ont pas accompagné le convoi de la suicidée. Seuls, les jeunes étudiants ont prié pour elle, parce que la jeunesse devine des choses que les hommes, pour la plupart, oublient dans leur maturité.

— Si rares sont ceux qui peuvent se développer longtemps !… On s’arrête vite de grandir par la pensée.

L’un d’eux m’a dit « Elle était malheureuse ! » Il ne savait probablement pas ce que c’est que le malheur. Quand les hommes ont compris la souffrance, ils deviennent durs. Ils ne compatissent pas, ils condamnent… Et pourtant il me semble que le cœur devrait s’ouvrir de plus en plus.

Il y a des savants qui ont voulu apprendre jusqu’à leur dernier jour… Pourquoi ce qui est vrai dans l’intelligence le serait-il moins dans l’éducation des sensations ? Depuis que je vis dans cette zaouïya, dans l’ombre de l’Islam, depuis que j’ai la fièvre et que je suis seule, volontairement seule, j’ai pris certaines heures de mon passé turbulent en horreur, mes sens ont plus de délicatesse. Après cette retraite, si je reviens vers la vie qui passe, je saurai comprendre l’amour…

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