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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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A L’HOPITAL MILITAIRE

Ballottée depuis près de trois heures sur un brancard, par les dunes, sous un ciel gris d’hiver, je vois enfin passer, au-dessus de ma tête, d’abord la voûte élevée de la porte du quartier, j’aperçois la sentinelle, impassible figure bronzée, sa baïonnette aiguë en éclair, les figures curieuses des hommes de garde, puis une autre voûte plus basse, à droite — et une odeur d’acide phénique me prend à la gorge.


Je souffre : c’est la torture physique, bête et lugubre, où toute l’animalité se révolte et pleure ; c’est la peur de la boucherie chirurgicale, tandis que je suis couchée, accablée et grelottante, sur la table d’opération dans la petite salle claire.


Je revois cette salle : la porte de bois gris, surmontée d’une fenêtre ouverte ; à gauche, une tablette avec quelques livres et l’indispensable almanach du Drapeau. Le long du mur, des casseroles fumantes contenant des tampons et des bandes, le tableau des températures, le thermomètre ; puis la table chargée de bocaux et de grandes cuvettes émaillées, où trempent des instruments barbares, pinces, bistouris, curettes, ciseaux, aiguilles, tout un atelier de la souffrance… et la flammèche bleuâtre de la lampe à alcool, tel un feu follet ironiquement vacillant. — Au fond, une fenêtre haute donnait sur la galerie voûtée et sur l’Intendance, qui semblait lointaine dans la perspective fausse de cette cour aux proportions indéfinissables. Et voici, au milieu, la table où je suis couchée sur un matelas avec, sous mon côté gauche, une toile cirée noire aboutissant au seau d’eau sanguinolente. Devant moi, l’armoire aux drogues, sorte de commode en bois gris. Les murs se confondent avec la voûte, ce qui donne à la pièce un air pesant de cachot ou de sous-sol. Ils sont peints d’un ton farine, avec soubassement noir à flammèches rouges. Le sol est dallé en gris.

Là, autour de moi, se meuvent le docteur en paletot de toile grise, avec sa bonne figure jeune et son lorgnon de myope, le caporal Rivière, son képi en arrière, avec sa barbe double de Jésus rubicond, le petit caporal Guillaumin, gosse imberbe : tous en manches de chemises, manches retroussées sur des bras nets et blancs, avec de grands tabliers à bavettes. Enfin, en tenue de toile blanche, ceinture rouge et chéchiya plate, le tirailleur Ramdane, jeune montagnard, à la figure calme et franche, riant rarement, très susceptible, se piquant facilement aux plaisanteries taquines du « toubib » sur la religion.


La tête vague, les membres brisés, on me remet sur le brancard pour me transporter dans la chambre voisine, et là, on me couche dans un lit haut et étroit, où je ne trouve point de place pour mon corps moulu et pour mon bras horriblement douloureux.

La chaleur torride d’été n’est point là pour parfaire l’illusion de l’agonie, mais « l’odeur de mort » y est, et les ténèbres funestes des nuits de fièvre viennent engendrer les visions troubles, les terreurs sans objets, les angoisses indéfinissables, les désespoirs aigus, dicter les appels fous à la mort délivrante.


Pensées d’isolement, d’abandon et de morne tristesse, surtout depuis le 9 février…

La chambre longue étroite et voûtée, peinte en jaune, soubassement gris, avec ligne rouge brun de séparation, dallage gris, était en face de la buanderie. Sur l’enseigne de la porte pesante on lisait : « Salle des Isolés ».

Deux lits séparés par la table de nuit à tabouret. Les dossiers des lits sont surmontés d’une planchette portant un pot à tisane, un verre en étain et un crachoir blanc. Sur la table de nuit, un petit chandelier, le tabac, le kif, les éternels verres de café pas bus et s’accumulant. En face de mon lit, clouée au mur par quatre triangles de papiers à punaises, une feuille blanche, avec, pour titre, en belle ronde « Annexe d’El-Oued. — Hôpital militaire. — Règlement du service de santé. »

Cette feuille, œuvre de quelque sergent d’antan ou de notre Gauguain lui-même, se terminait par cette rubrique : « Punitions disciplinaires infligées aux malades civils. »

A gauche de la fenêtre voilée d’une couverture de troupe brune, la veilleuse à huile, dont la pâle lueur rosâtre éclaire mes nuits affreuses. Au-dessous, la « valise de la classe » en cuivre poli…


Tantôt gai, tantôt énervé et acerbe, observateur et penseur, chercheur d’âme, étonné de moi, fraternel, admiratif et agressif souvent — surtout quand il parlait de la question religieuse — le docteur Taste devint très vite mon ami, confiant et camarade, me contant son âme comme on vide son sac.

Je garde de cet hospice, de cette maison de la douleur, perdue dans l’oasis lointaine, un bon et attendri souvenir. Je l’aimais et souvent depuis, surtout aux jours noirs de Batna, je l’ai regrettée. « Mouroir » militaire, comme ils disent là-bas, vestibule du cimetière, fabrique à macchabées… souvent, soit ! Mais aussi, parfois, refuge béni pour l’abandonné, l’exilé, l’infortuné, le pauvre et le soldat sans foyer, sans famille — et cela plus souvent, je crois…

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