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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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PRINTEMPS AU DÉSERT

Du printemps, au Souf, je n’ai pas vu grand-chose, captive dans le quartier gris où tout est de sable et de pierre, et où rien ne reverdira jamais…

L’air cependant, avant les terribles tourmentes de sable des derniers jours, était devenu plus tiède et plus doux, et une grande langueur s’était répandue sur tout le pays, aux chaudes après-midi de soleil, lors de mes promenades avec le toubib ou avec Ahmed le tirailleur. J’ai aussi vu les jardins d’Elakbab, beaux d’une beauté unique, d’une splendeur que je n’avais encore jamais vue jusque-là, le soir où avec le toubib j’avais d’abord pris le thé chez Sidi Lachmi et où, ensuite, nous avions poussé une pointe jusqu’à Elakbab, sachant pourtant que l’énorme cheikh roux, le colosse aux yeux bleus, était dans le Djerid.

Alors nous étions revenus par les sentiers des jardins de l’est, retombant à El-Beyada, près des dunes.

Mais là où je vis l’étrange printemps saharien en toute sa mélancolie douce, ce fut en route dans les solitudes qui séparent Eloued de Biskra.

Sur cette route, après la petite ville fanatique et sombre de Guémar, citadelle des khouans Tidjanya, pas un hameau, pas un douar, pas une tente nomade, rien que les bordjs solitaires, aux noms étranges : Bir-bou-Chahma, Sif-el-Ménédi, Stah-el-Hamraïa, El-Mguébra (le cimetière) et les « gmira » de pierre, petites pyramides à échelons, phares gris, disséminés dans l’immensité grise.

D’abord, jusqu’à Sif-el-Ménédi, la plaine onduleuse, coupée de dunes, semée d’innombrables buissons d’un vert sombre, à rameaux rouges, tordus, contournés, comme crispés en une éternelle douleur… des jujubiers épineux, des touffes de drin vert pâle et or, des « chih » argentés qui répandent leurs senteurs résineuses par les matins enchantés et roses…

A Sif-el-Ménédi, un peu en contre-bas du bordj, un luxuriant jardin, enclos de toub, comme ceux de l’Oued-Rir’.

Voûtes argentées des dattiers, enchevêtrement encore sans feuilles des figuiers, des grenadiers et des vignes couvertes de bourgeons pâles, pieds de « nana », de basilics et de menthes odorantes : la richesse des plantes… Plus bas, des poivrons, des herbes menues penchées sur le murmure doux de la séguia magnésienne. La nuit, de tous ces ruisseaux limpides, s’élève la voix multiple, douce et mélancolique d’innombrables crapauds minuscules.

C’est là qu’après de longs mois je revis, pour la première fois, de la terre et de l’herbe fine et sauvage, choses également inconnues dans le Souf.

Plus loin, la route descend dans des bas-fonds argileux, colorés, coupés de sebkha encore sèches, d’un brun obscur, et tourne quelques mamelons en forme de pitons, d’une alumine bleuâtre.

Nous entrons ensuite dans la région des grands chotts, l’une des plus étranges de la terre.

Nous suivons d’abord une piste un peu pierreuse et solide, entre les fonds perfides, cachant sous une croûte, sèche en apparence, des abîmes insondés de boue.

A droite et à gauche, on aperçoit deux mers d’un bleu presque blanc laiteux, vers l’inappréciable horizon, sous le ciel pâle avec lequel elles semblent se confondre. Et ce sont aussi, dans l’immobile cristal des eaux salées, d’innombrables archipels d’argiles et de pierres multicolores, aux saillies perpendiculaires et stratifiées.

Pas un être animé, pas un arbre, pas un buisson, rien. Nous remarquons deux petites pyramides de pierres sèches. Là, jadis, deux tribus vinrent vider, les armes à la main, une querelle ancienne. La poudre parla, il y eut des morts… Quelque pieuse main musulmane aura dressé là ces pierres, pour servir de monument aux défunts. Près de trente années ont passé sur cet épisode obscur de la vie nomade, et les pyramides minuscules sont toujours là, perpétuant la mémoire de ces morts, dont personne ne sait plus les noms.

Là commence le vrai Bou-Djeloud, dédale de canaux profonds, d’îlots, de fondrières, de boues de sel et de salpêtre… région lépreuse où toutes les chimies secrètes de la terre s’étalent au grand soleil.

Vers la gauche, à l’ouest, c’est l’horizon vaporeux, imprécis, du chott Merouan inondé, qui s’étend là-bas, vers les oasis basses de l’Oued-Rir’. Vers l’est, c’est le grand Melriri, qui s’en va rejoindre les sebkha et les chotts du Djerid tunisien.

Une grande tristesse inconnue règne sur cette région singulière, « d’où la bénédiction de Dieu s’est retirée », vestige peut-être d’une Mer Morte oubliée, où règnent maintenant le sel amer, la glaise stérile, le salpêtre et l’iode…

Tristes lacs éphémères sans poissons, sans oiseaux et sans bateaux, tristes îles sans végétation, désert absolu, plus lugubre que les plus desséchées des dunes !

Là-bas, la vie peut être engendrée par l’homme, le sol est fertile. Ici, la mort est irrémédiable et, sauf l’inondation hivernale, rien ne vient y marquer la succession des jours.

Et, cependant, ils ont leur splendeur et leur magie, les vallons de sel gemme, les lacs transparents où se jouent les mirages, où se mirent les cités chimériques, les bois de palmiers et les mosquées de rêve, où viennent s’abreuver les troupeaux innombrables qui ne sont que de blanches vapeurs surchauffées par le soleil ! Pays d’illusions, de reflets, de visions et de fantômes, pays d’irréel et de mystère, souvenirs encore intacts des origines océaniques de la planète, ou plaies de lente désagrégation, lèpres, gangrènes prématurées éclatant déjà à la face de la terre… Qui sait ?


Stah-el-Hamraïa, le plus charmant des bordjs, perché sur le sommet d’une colline aride, dominant l’immensité des chotts, semble une sentinelle gardant les solitudes.

Au pied de la colline, un petit jardin sans clôture, inondé, quelques palmiers solitaires, quelques figuiers chétifs et dénudés, et des arbres à feuilles caduques qui doivent être des trembles ou une espèce malingre d’eucalyptus… Sur le sol, dans l’eau, de hautes herbes dures et sombres, telles des chevelures noyées…

Puis, la route, après avoir traversé la zone argileuse et rougeâtre, semée de cailloux aigus, s’engage dans une sorte de maquis. Là, tout revit et reverdit.

Les grands buissons sahariens au feuillage d’aiguilles sombres se sont dépouillés des poussées hivernales et semblent vêtus de velours. Les jujubiers, ratatinés, comme ramassés sur eux-mêmes, d’aspect méchant, se couvrent de folioles rondes d’un vert tendre, presque doré ; les genêts s’étoilent de petits sabots candides et parfumés ; des herbes se dressent gonflées de sève ; les touffes de « drinn », faisceaux rigides et brillants, montent, en panache ; çà et là, une asphodèle érige sa haute hampe et ses petites clochettes pâles ; voici l’iris violet et les fleurs qui se cachent dans l’ombre amie des buissons…

De toute cette verdure, de toutes ces richesses écloses d’hier, étalées pour quelques jours sous le ciel qui sera de plomb bientôt, qui cessera de sourire pour des mois et des mois, un parfum s’évapore, composite et grisant.

Dans le désert en fête chante une infinité d’oiseaux. Les alouettes montent vers le jour naissant, lancent en battant des ailes leur appel tendre, puis retombent dans les buissons comme pâmées.

Et sur toute cette joie éphémère plane aussi la tristesse mystérieuse de l’espace.


A la débandade, la caravane avance.

Les chameaux broutent. Les hallassa, hommes de corvée, grands Souafa bronzés de la tribu des Ouled-Ahmed-Achèche, chantent, comme en rêve, d’interminables complaintes tristes. Perdus dans cette fête de la terre fécondée, ils regrettent leurs dunes stériles et leur ville grise, aux mille coupoles basses. Les deux méhara géants des deïra Lakhdar et Nasser déambulent gravement, avec leur selle targui, leurs longs glands de laine, en faisant tinter à chaque pas leurs clochettes. Le petit tirailleur Rezki, « qui a fini son temps » et qui s’en retourne vers les montagnes natales du Djurdjura, chante pour lui tout seul des cantilènes gracieuses, que personne de nous ne comprend.


Le matin, à l’aube, nous quittons le bordj de Chegga, bâti au milieu d’un marais, et dont le salpêtre et l’iode désagrègent lentement les vieilles murailles.

Ce n’est plus l’Oued-Souf immaculé, la terre âpre et splendide des sables. C’est bien l’Oued-Rir’ salé, les terres hostiles et mortelles, l’Oued-Rir’, avec sa beauté à part et ses enchantements spéciaux, tenant du sortilège.

Là-bas, à l’horizon, nous apercevons déjà depuis hier, depuis le bordj d’El-Mguébra, les dentelures géantes de l’Aurès bleuissant et, plus bas, dans la plaine, les lignes déliées et noires des oasis dernières : Biskra-Laouta, Beni-Mora, Sidi-Okba.

Ils sont désolés, stériles et gris, ces environs sans charme de Biskra, où s’indique déjà une route véritable, au lieu de l’imprévu charmant des pistes sahariennes. Ce n’est pas plus le désert que Biskra n’est aujourd’hui la reine des oasis. Biskra, reine déchue, souillée, oasis d’étalage, aménagée pour distraire les oisifs, et qui perdit son âme, l’âme profonde, l’âme mystique et pure du Sahara.

… C’est le soir, le dernier, hélas ! Nous arrivons seuls, sous les ombrages poudreux du Vieux-Biskra — et c’est fini.

Finies les chevauchées longues dans le décor des sables prestigieux, finies les rêveries goûtées dans l’ombre des zaouïya saintes, finis aussi les réveils joyeux au désert ! Nous tournons une dernière fois la tête de nos chevaux vers le Sud, et, en silence, nous regardons, avec des yeux d’exilés, le Sahara obscur, au-dessous duquel descend le grand disque sanglant du soleil.

Quand te reverrons-nous, pays ensorcelant, pays unique, pays du silence et de la paix, loin du siècle bruyant, pays du rêve et du mirage que les agitations d’Europe n’émeuvent point ?

… Le soleil achevait de s’éteindre au loin. Un instant, avec son horizon élevé et net, avec ses ondulations d’un bleu d’abîme, le désert fut semblable à une haute mer houleuse par un crépuscule clair. — Et, depuis ce dernier soir de printemps, je n’ai plus revu le Sahara de l’Est, blond de tous les crins du soleil.

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