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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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HALTE AU DÉSERT

L’an dernier, pour aller à Béchar, on passait vers l’est, derrière les montagnes, par le petit poste de Bou-Yala, qu’on a abandonné depuis pour reporter plus à l’ouest la ligne de protection de la frontière. C’est maintenant Bou-Ayech qui est la première étape après Beni-Ounif, à trente-cinq kilomètres.

… Il est dix heures et la vallée s’embrase. Des vapeurs rousses tremblent à l’horizon qui se déforme. La chaleur devient brûlante. Un mince filet de sang coule des narines desséchées de nos juments. Une grande langueur m’envahit, et je me laisse bercer sur ma selle arabe, commode comme un fauteuil.

Ben-Zireg n’est plus qu’à vingt-huit kilomètres, et nous aurons tout le temps d’y aller coucher. Mais à quoi bon nous presser ?


Il faut arriver à l’entrée du « village » de Bou-Ayech pour l’apercevoir, tellement il est de la même couleur que le sol.

Une dizaine de baraques en planches, une redoute en terre jaunâtre et une centaine d’informes gourbis en broussailles, où gîtent les ouvriers marocains de la voie ferrée en construction. A cent mètres, tout cela se confond avec l’alfa et la poussière, et ce coin de la vallée semble aussi désert que les autres.

La ligne du railway de l’État s’arrête, pour le moment, à quelques kilomètres au-delà de Bou-Ayech, et les travaux donnent un air de vitalité commerçante à ce poste perdu.

Déjà le pays prend des aspects à la fois plus sahariens et moins lugubres qu’à Beni-Ounif ; le sable pâle, sous le manteau vert doré de l’alfa, ne produit pas l’impression, pénible parfois jusqu’à l’angoisse, de la hamada noire d’Ounif.


Dans l’une des baraques du « village », sur une table en bois, des Espagnols boivent l’anisette.

Figures taillées à coups de serpe, rasées, tannées et recuites, grands chapeaux de feutre noir, petites vestes rondes, espadrilles — une race fruste et rude, qui se fait à toutes les solitudes, à toutes les privations, sous les plus incléments soleils.

Par un guichet dans la muraille de la baraque, le commis des entrepôts francs de Beni-Ounif distribue les vivres aux ouvriers. Je remarque que ceux-ci ont presque tous abandonné leurs belles loques indigènes pour l’affreuse défroque européenne du « trabadjar », qui jure avec leur large turban blanc.

Voici des Marocains du Nord : figures barbues et énergiques ; beaucoup de caractère pittoresque ; des traits réguliers et durs, avec de longs yeux farouches.

J’observe, au nombre de ces travailleurs, quelques Berbères blonds, aux yeux bleus, de ce type particulier qu’on rencontre en Kabylie et qui est certainement dû à un lointain apport de sang vandale.

Seuls, les Figuiguiens et les gens du Tafilala conservent leurs guenilles arabes : travailleurs provisoires, il leur aura suffi d’avoir gagné quelques sous pour rentrer aussitôt dans leurs ksour.


Bou-Ayech nous fut un repos.

Comme nous cuisions des pommes de terre dans un trou de sable, un peu à l’écart des baraquements du poste et du café maure, à l’ombre circulaire de beaux lentisques grands comme des chênes, des hommes en vareuse et en béret gris circulaient autour de nous, sous l’œil des légionnaires. Je reconnus en eux des « exclus » de l’armée, de la dernière catégorie, des condamnés militaires, qu’on emploie aux travaux publics dans les postes reculés. Quelques-uns étaient nus jusqu’à la ceinture. D’une autre sauvagerie sur cette terre sauvage, ils étalaient d’extraordinaires tatouages parisiens, soulignés de devises pessimistes, révoltées ou obscènes.

Par ennui, exclus et légionnaires viennent nous parler. Cela m’amuse d’abord, et j’ai peine à ne pas rire en les entendant dire entre eux :

— Il est girond, le petit spahi, il a la peau fine !

Quelques mokhazni nous rejoignent. Ils sont de Beni-Ounif et je reconnais en eux des figures amies de l’an dernier.

Avec eux nous préparons le café dans une gamelle et nous causons, comme causent les gens du Sud, en répliques courtes, avec des plaisanteries naïves sans mots malsonnants.

Des sokhar Douï-Menia, campés sur la hauteur, en plein soleil, viennent s’asseoir à côté de nous. Les mokhazni les taquinent, tournant en ridicule leur parler bizarre. Les nomades répondent de leur mieux, sans colère apparente. Mais au fond on sent très bien la vieille haine qui divise les gens des Hauts-Plateaux algériens et les Marocains.

Les sokhar finissent par s’en aller, et les mokhazni se mettent à préparer la « mella », le pain de route saharien.

L’un d’eux pétrit la semoule avec de l’eau de peau de bouc sur une musette pliée. Djilali creuse un trou dans le sable, avec ses mains, tandis que les autres apportent des brassées de bois.

— La mella, déclare un cavalier Trafi, c’est pour les hommes comme l’alfa pour les chevaux : ça n’engraisse pas, mais ça donne du nerf.


Le soir, les sous-officiers du 1er Étranger, qui m’ont vue l’an dernier en excursion à Hadjerath-M’guil, m’ont reconnue et fêtée.

J’emporterai d’eux un souvenir d’autant meilleur que, sachant fort bien qui je suis, ils respectent strictement mon incognito.

Nous nous sommes attardés en une causerie insignifiante, pour le seul plaisir de parler du pays saharien, du « bled », des mouvements de troupes, des travaux de construction, de l’avenir de ce coin de terre perdue. Ce soir-là, après la « popote », je me sentais l’âme camarade d’un soldat du Sud. Sans aucune contrainte je m’intéressais aux histoires de ces braves gens, comme on se plaît aux contes de la veillée dans une ferme de paysans, trouvée après une longue marche de campagne…

J’ai comme cela des familles, des foyers et des feux de bivouac dans mon souvenir. Aux heures d’isolement et de rêvasserie, je retrouve tout cela dans la fumée d’une cigarette, et ce m’est encore plus tonique que le souvenir des grands enthousiasmes, qui laissent après eux des trous, et que les grandes espérances, fondées sur la valeur des êtres, qui finissent toujours, presque toujours, en désillusions et en faillites.

J’en arrive à cette conclusion, qu’il ne faut jamais chercher le bonheur. Il passe sur la route, mais toujours en sens inverse… Souvent je l’ai reconnu.


Maintenant, la nuit sommeille toute bleue sur le calme de la vallée.

A la redoute, le clairon de la Légion égrène lentement les notes mélancoliques de l’extinction des feux.

Dans ces petits postes isolés, au milieu des solitudes silencieuses, la sonnerie du soir a quelque chose de poignant : après elle, on sent autour de soi le désert…

Les derniers bruits et les dernières lumières s’éteignent. Je m’endors en un bien-être infini. Demain, je m’en irai vers d’autres paysages, et qui sait si je reviendrai jamais dormir là, au pied de cette redoute, dans ce décor qui m’a plu ?…

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