Dans l'ombre chaude de l'Islam
RÉMINISCENCES
Avec les étoiles d’Eloued, vous tremblez encore dans mon cœur, regards attirants et humides des fanaux du grand navire qui m’emportait vers la terre africaine…
Pendant quelques semaines j’avais retrouvé la vie de Marseille. Bien souvent j’étais venue dans cette grande cité des départs. Toujours un destin contraire semblait m’y poursuivre et m’empêchait de la voir comme j’aime à voir les villes où je passe, en rêvant, lente et seule, le long des murs des quais et des places, vêtue de costumes d’emprunt, choisis selon les lieux ou les circonstances.
Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n’aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l’homme et non pour la femme. Cependant j’aime à me plonger dans le bain de la vie populaire, à sentir les ondes de la foule couler sur moi, à m’imprégner des fluides du peuple. Ainsi seulement je possède une ville et j’en sais ce que le touriste ne comprendra jamais, malgré toutes les explications de ses guides.
Toujours j’avais dû courir, enfiévrée, à travers ces rues grouillantes, l’esprit ailleurs, occupé de choses ennuyeuses ; puis, tout de suite, laissant derrière moi Marseille inconnue, presque chimérique, je m’embarquais pour d’autres ports, pour d’autres pays : j’allais chercher le silence et l’oubli dans les cités dormantes de la terre barbaresque, ou le rêve riant d’un visage dans les villes parfaites d’Italie, et du temps mort dans cette étrange Sardaigne…
Cette fois, par un hasard propice, je suis revenue libre, l’âme presque en paix, l’esprit presque désœuvré, et j’ai pu enfin pénétrer Marseille, en percevoir la sensation, la très spéciale excitation d’exotisme complexe, les parfums de bitume, d’eau marine et d’orange.
Au mois de juillet 1900 je repartais pour l’Algérie. Je me vois en mer, et cette impression d’espace s’ajoute à celle du désert, qui descend si voluptueuse en moi, par ces premiers soirs accablants de Sahara retrouvé : ainsi j’existe encore à distance dans celle que j’étais hier.
… Lentement le soleil d’été va disparaître là-bas, en pleine mer, dans les eaux tranquilles. Les rochers blancs se sont faits roses, et la Vierge de la Garde, sur sa colline aride, brille soudain d’un éclat presque surnaturel.
Marseille, la cité des adieux, est incomparable en ces soirs noyés d’une liqueur dorée. Dans l’eau frémissante, des serpents de feu courent fugitifs et glissants, un vent tiède caresse doucement les maisons, les navires et l’eau, tandis qu’à l’horizon, dans l’imprécis flamboyant de la haute mer, s’accomplit, comme un drame, le naufrage du soleil.
Le cri rouillé des cabestans sur les ancres soulève mes lourds souvenirs ; les flancs du navire ont frémi… C’est à mon tour, maintenant, de m’accouder au bastingage et de rêver, en une mélancolie résignée, à l’insondable mystère des lendemains et des aboutissements, à ces choses fuyantes qui environnent et régissent les destinées. Comme certaines âmes s’attachent au sol natal par l’exil, et d’un amour d’autant plus profond que moindre est l’espoir du retour, je sens que je commençais à aimer cette dernière ville d’Europe, ses ports surtout — et ainsi sa chère silhouette se grave d’un trait ému parmi mes visions d’errante et de solitaire.
… Mais voici qu’à l’horizon la mer s’assombrit. Le soleil a disparu, et l’incendie du couchant achève de s’éteindre en des ombres violettes. Des moutons blafards apparaissent et courent sur la crête sombre des lames creusées ; de longues ondulations commencent à rouler à la surface encore calme de la mer : le temps sera mauvais…
Le navire est parti. Marseille a disparu à l’horizon, avec ses rochers et ses îles blanches. — Roule, vieux navire, emporte-moi !
J’ai retenu ce propos d’un marin, dit sur un ton à la fois résigné et sentencieux : « La mer, il n’y a dessus que les fous et les pauvres… »
Certes, ceux qu’il appelait les pauvres sont les vrais marins, soumis au perpétuel danger et à la plus dure des vies. Quant aux « fous », ce sont tous les rêveurs et les inquiets, tous les amoureux de la chimère, tous ceux qui, comme nous, « s’embarquent pour partir », les émigrants et les espérants.
Au delà de toutes les mers, il est un continent ; au bout de chaque voyage, il est un port ou un naufrage…
Insensiblement, doucement, l’espérance mène au tombeau. Mais qu’importe ! demain le grand soleil se lèvera encore, la mer vêtira ses couleurs les plus chatoyantes, et les ports resplendiront toujours !