Dans l'ombre chaude de l'Islam
RÉFLEXIONS SUR L’AMOUR
J’aurais voulu passer l’été à Kenadsa, n’en partir que pour suivre ma route vers des pays plus lointains encore et plus ignorés. Le Tafilala me tentait. Une caravane de Berabers, pour cinq cents francs d’argent français, se flattait de m’y conduire sans aucun risque à courir.
Je me serais mise en route sans crainte avec ces gens que je connais et qui ont le respect de leur parole, mais la fièvre mauvaise ne m’a quittée que par intervalles. Je suis sans vigueur, sans endurance.
L’idée de retourner à Aïn-Sefra et de m’y soigner à l’hôpital est certainement la seule raisonnable — et cependant je ne puis m’y résoudre. Je m’attarde dans ma retraite ; je respire avec délice l’air qui m’empoisonna ; je ferme les yeux sur le passé et sur l’avenir, comme si je venais de boire l’eau magique de l’oubli et de la sagesse. C’est qu’en vérité je ne regrette plus rien. Aux heures de calme et de réflexion, il m’apparaît que j’ai touché ici le but même de mon existence voyageuse et tourmentée. Une grande sérénité s’est faite en moi, comme si, après une ascension pénible, j’avais enfin dépassé la zone des orages et découvert le ciel libre.
Cependant, je ne me flatte pas de faire comprendre facilement l’état d’esprit qui est ici le mien. Je ne cherche pas à m’analyser, encore moins à poser. Je n’ai pas d’auditeurs. Il me semble que tout ce que je dis est très simple. La distance que je constate moi-même entre ma manière de voir et les jolies choses d’espérance sociale, qui ont cours dans les journaux et les livres modernes, vient sans doute d’une illusion géographique, de mon enfoncement dans le passé à travers des pays sans évolution.
Voici quelques réflexions de solitude, un jour que je cherchais à y voir clair dans mon cœur, à travers bien des souvenirs :
— Tout amour d’un seul, charnel ou fraternel, est un esclavage, un effacement plus ou moins profond de la personnalité. On renonce à soi-même pour devenir un couple.
Cette grande jouissance de posséder est aussi un grand sacrifice.
On distinguera pourtant entre l’amour et la passion. Tout n’est pas grossièreté dans l’exaltation des sens. J’accepterais bien de voir autre chose que de la débauche dans ces paroles que psalmodiait un taleb marocain pâle de kif : « Je me suis cherché et j’ai fatigué mon corps pour que mon âme fût plus légère ! »
L’amour le plus décevant et le plus pernicieux me semble être surtout la tendance occidentale vers l’âme-sœur.
La belle flamme d’Orient dévorante n’a rien de commun avec l’égalité et la fraternité des sexes.
Le musulman peut aimer une esclave et l’esclave peut aimer son maître. Cette constatation d’ordre naturel renverse bien des systèmes.
Qu’à un détour de notre route l’être semblable se soit dressé devant nous, que nous l’ayons rencontré et reconnu, ce qui est rare, une exaltation subite s’emparera de tout notre pauvre moi. Nous croirons à la possibilité de nous compléter et de nous doubler, nous tendrons les bras vers notre image… et ce sera le grand amour… la grande faiblesse !
Aimons au-dessus de nous, aimons encore davantage ce qui nous est inférieur. Élevons à nous celui qui saura nous adorer, ou sachons désirer notre élévation.
Quand j’ai senti mon cœur vivre en dehors de moi, c’était dans la nature ou dans l’humanité, jamais dans l’exaltation charnelle.
Ainsi me suis-je gardée dans les abandons. Pauvre, j’ai possédé la richesse divine, et j’ai mis ma jouissance la plus enivrante dans la magie d’un crépuscule ardent sur les terrasses d’un village au désert.
C’est que, dans ces moments-là, je suis le cœur de la terre ; un flot d’immortalité coule richement dans mes veines ; ma poitrine se gonfle de puissance ; je suis libre et j’existe au-dessus de la mort ; si quelqu’un pouvait, se penchant sur moi, me dire « ma sœur » je n’aurais plus qu’à pleurer…
Gloire à ceux qui vont seuls dans la vie ! Si malheureux qu’ils soient, ce sont les forts et les saints, les seuls êtres… Les autres ne sont que des moitiés d’âme.
Qu’on ne voie en cette disposition d’esprit aucun ascétisme. Il me semble, au contraire, que j’ai trouvé un grand talisman de pureté, qui permettra à celui qui le possédera de traverser toutes les conditions de la vie sans se salir à aucun contact :
« Ne jamais donner son âme à la créature, parce qu’elle appartient au Dieu unique ; voir dans toutes les créatures un motif de jouissance comme un hommage au Créateur ; ne jamais se chercher dans un autre, mais se trouver en soi-même. »
Et, sans doute, le plus ignorant des êtres sera déjà très savant si, comme tout bon musulman, il peut unir, sans péché, la Foi à la Sensualité.
Ces choses, je m’en souviens, nous les disions déjà à Alger, devant l’immensité de la mer miroitante sous la clarté de la lune, par certaines nuits des derniers printemps. Elles nous paraissaient fort naturelles dans un décor de légère volupté, au long de mille et une cigarettes, en présence de cette jeune femme, brune et nonchalante, qui, le coude aux coussins du divan, savait écouter de tous ses yeux, qu’elle avait d’un Orient fort beau, et nous sourire et se draper.
L’un d’entre nous déclarait même que la foi n’est qu’un obstacle… Mais la sensualité, fût-elle exprimée par l’art sous sa forme la plus haute, ne pourra jamais contenir tous les élans de l’âme.
Aujourd’hui, tout cela est loin, très loin, et j’aimerais à savoir ce qu’en pensent ceux de notre petit groupe maintenant dispersé.
Dans ma solitude du Sud, les paroles d’autrefois ont grandi ; elles ont pris beaucoup de valeur intérieure. Je les ai associées, dans leur sens le plus nouveau, à tant de spectacles qui me ramènent invinciblement aux âges anciens du monde, à ces époques où la voix des sages et des prophètes avait un retentissement, alors que le bruit des grelots littéraires passe inaperçu dans le vacarme de la rue.
Et je bénis encore ma solitude qui me laisse croire, qui refait de moi un être simple et d’exception, résigné à son destin.