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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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FÊTE SOUDANAISE

Il est quatre heures et le siroco tombe enfin, brusquement. Peu à peu les poussières se dissipent, une brise légère souffle de l’est. On commence à respirer. Les portes claquent. Ksouriens et marabouts se montrent dans les rues où le vent a étendu un suaire de sable fin. Au ciel, des vapeurs grises traînent encore sur l’horizon enflammé.

Un bruit s’élève dans le ksar, une sorte de martellement cadencé et sourd qui se rapproche lentement. Ce sont les tambours soudanais qui s’avancent. Leur bruit insolite apporte dans le décor saharien de Kenadsa une note plus bizarre d’Afrique plus lointaine.

A travers des siècles d’Islam, les Soudanais ont conservé les pratiques d’une antiquité fétichiste, une poésie de bruit et de gesticulations qui eut son plein sens dans les forêts hantées de monstres. Sur le bondissement sourd des tambours se détache le rire clair des doubles castagnettes de cuivre, liées aux poignées par des lanières de cuir. En tête du cortège quelques nègres dansent. Ils dansent naturellement, pour le plaisir de se trémousser. — Il y a toujours dans les danses sautées quelque chose de nègre. La danse mauresque, dite danse du ventre, a au contraire, par certaines attitudes lentes, une signification de danse sacrée qui vient d’un Orient plus métaphysique.

Derrière les musiciens tapageurs et simiesques, la foule des esclaves chante une mélopée mi-arabe mi-soudanaise, coupée de refrains criards et monotones.

Une nuée d’enfants bourdonne comme un essaim de mouches. Les négrillons sont naturellement comiques avec leurs touffes de cheveux gommés sur leurs petits crânes luisants et leurs chemises terreuses. Les petits blancs, marabouts minuscules en gandouras de couleurs vives, la peau à peine cuivrée par le soleil, les traits fins, ont des airs vaguement chinois, avec leur tresse unique de cheveux lisses retombant dans le dos, du sommet de leur tête rasée. Tout cela rit aux éclats et danse autour des Soudanais impassibles, qui se souviennent vaguement que leur fête est un rite sacré de leur race.

Les musiciens s’arrêtent, quittent leurs sandales et viennent d’abord baiser les vêtements des marabouts, puis ils se forment en demi-cercle et reprennent leur tapage.

Deux des chanteurs entrent dans le demi-cercle et, l’un en face de l’autre, commencent à danser avec des bonds de singes et de brusques accroupissements. Ils frappent du pied le sol, ils frappent les paumes rosées de leurs mains au-dessus de leur tête. Tout leur vieux sang nègre se réveille et déborde, triomphant des habitudes artificielles de réserve imposées par l’esclavage. Ils redeviennent eux-mêmes, à la fois naïfs et farouches, avides de jeux enfantins et d’ivresses barbares, très proches de l’animalité primitive.

L’un des danseurs surtout s’excite jusqu’à la folie, un vieillard au mufle osseux et aux longues dents jaunes, avec des yeux extatiques.

Je trouve à ce spectacle de sauvagerie une saveur très âpre dans ce décor simple, sur le fond terne des murailles de toub, que le soleil commence à teinter d’une délicatesse de chair rose.

Les Soudanais s’affalent tout à coup prostrés, terrassés. Après une seconde d’inertie, de petite mort, ils se redressent à demi, s’accroupissent péniblement, tournés vers Sidi Brahim.

Une forte odeur de fauve monte de leurs voiles trempés de sueur, de leur peau ruisselante, qui paraît plus noire.

Toutes les mains s’élèvent devant les visages, les paumes ouvertes, comme des livres.

Sidi Brahim récite la « Fatiha », le premier chapitre du Koran.

Puis, il appelle la bénédiction de Dieu et de Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane sur les noirs, sur tous les assistants, les habitants du territoire de Kenadsa, sur tous les Ziania et tous les Musulmanes et toutes les Musulmanes, morts ou vivants.

Après, par une attention touchante, le marabout prie Dieu de protéger et de secourir en tout temps et en tout lieu le serviteur du Seigneur et de son Prophète, Si Mahmoud-ould-Ali l’Algérien… Je salue.

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