Dans l'ombre chaude de l'Islam
PRIÈRE DU VENDREDI
Aujourd’hui vendredi, sortie à la mosquée, pour la prière publique.
Un peu après midi, dans l’accablement et le silence de la sieste, de très loin, comme en rêve, une voix traînante me parvient : c’est le « zoual », le premier appel.
Je me lève et, par un bain froid, j’essaye de dissiper un peu ma somnolence lourde, puis, à la suite de Farradji, un Soudanais silencieux, je m’aventure dans l’aveuglante clarté de la cour. Instinctivement nous nous portons du côté des murailles, les pieds dans le ruban d’ombre qui les borde. Nous suivons des ruelles étroites, nous longeons des murs croulants de jardins, et nous voici dans la vallée de sable…
Tout brûle et tout reluit, avec des reflets métalliques sur les pierres arides de la Barga et sur le sable salé des sebkha, où oscillent des vapeurs rousses esquissant de vagues mirages. C’est l’heure mortelle des insolations et de la fièvre, l’heure où on se sent écrasé, broyé, la poitrine en feu, la tête vide.
Enfin nous arrivons. Entrons dans le ksar, où persiste un peu d’ombre. Des formes nous précèdent, nous suivent, une foule sans paroles, conduite par la même pensée. Sur le passage des fidèles, des mendiants aveugles psalmodient leur supplication. Il nous faut enjamber la clôture de la mosquée, barrée assez haut d’une poutre, pour empêcher enfants et bêtes d’entrer. Du même geste, ici, tous les musulmans retirent leurs savates jaunes et les portent à la main.
A notre tour nous traversons la cour, pieds nus, courant presque pour échapper à l’intolérable brûlure du sable surchauffé.
Dès l’entrée du sanctuaire, c’est une sensation délicieuse de fraîcheur, de clair obscur, de paix infinie.
Tout est blanc et nu dans ce très vieux asile saharien, les murs, les lourds piliers carrés et accouplés qui supportent le plafond en vieilles poutrelles de dattier rogneuses. Un jour tamisé, diffus, tombe d’en haut par des « regards » fendus, qui font des traînées bleues et blondes et qui laissent tout le fond de la mosquée dans l’ombre. Sur les nattes usées, les gens de Kenadsa et les nomades prient. A droite, sous une lucarne plus large, baignée de lumière plus chaude, les étudiants et les professeurs de la médersa, les tolba, psalmodient le Koran. Derrière eux, les enfants de l’école répètent la leçon de leurs aînés.
Çà et là, accroupi près d’un pilier, un taleb isolé récite à voix haute les litanies du Prophète.
Et toutes ces voix, les voix graves des hommes, quelques-unes très pures et très belles qui dominent les autres, et les voix claires des enfants se mêlent en un grand murmure confus, sur un air monotone et mélancolique, aux finales tombantes.
Comme il se traîne et comme il monte, et quelle sensation de durée il porte en lui, ce chant berceur dans la nef sonore !
Puis, tout à coup, là-haut, sur le minaret, le moueddhen clame son second appel. Sa voix semble descendre des sphères inconnues, simplement parce qu’il est très haut et parce qu’on ne le voit pas. Et d’ailleurs, ici, par une singulière disposition d’esprit, nous sommes toujours sur la marge du merveilleux.
A la fin du dernier verset, les voix des tolba traînent encore plus longuement et s’éteignent dans un soupir ; et, comme pour mêler un peu de naïveté et de joie vivante à la grande oppression du mystère, aussitôt, avec un clair bruit de planchettes heurtées, les enfants sortent en courant.
Tout se tait, maintenant, toutes les têtes s’inclinent, attentives.
De l’obscurité où s’enfonce le mihrab, la grande niche qui indique la direction de La Mecque, la voix cassée et chevrotante de l’imam s’élève. Il lit la « Khotba », la longue prière mêlée d’exhortations qui tient lieu de sermon et qu’on écoute assis et en silence.
… L’imam n’est point un prêtre, — on sait que l’Islam n’a point de clergé régulier — c’est simplement le plus savant, le plus vénéré taleb de l’assistance. Tout homme lettré peut servir d’imam : il doit simplement réciter la prière.
Dans l’Islam, pas de mystères, pas de sacrements, rien qui nécessite l’intermédiaire du prêtre.
… Pendant la Khotba, encore des instants de rêve vague, de grand calme doux.
Un homme en chemise blanche, ceinturée d’une simple corde, tête nue, porte un seau d’eau fraîche et une tasse en terre : il donne à boire aux vieillards et aux malades. C’est une bonne œuvre qu’il s’impose ainsi, tous les vendredis.
… Un dernier appel du moueddhen, et le vieil imam termine sa lecture et commence à prier.
Un jeune homme à la voix forte et sonore est placé près de lui et répète les invocations sur une sorte de plain-chant.
Toute l’assemblée se tient debout, les deux mains à hauteur du visage, puis les bras retombent le long du corps, et le peuple répète avec l’imam et le chantre « Allahou Akbar » (Dieu est le plus grand).
On s’incline et on se prosterne…
La prière finie, je reste avec les tolba et les marabouts, qui psalmodient encore les litanies rimées du Prophète.
— « La prière et la paix soient sur toi, ô Mohammed, Prophète de Dieu, toi la meilleure des créatures à toujours et à jamais, en cette demeure et dans l’autre… La prière et la paix soient sur toi, ô Mohammed Moustapha, Prophète arabe, Flambeau des ténèbres, Clé des croyants, ô Mohammed le Koreïchite, Maître de La Mecque et de Médine la Fleurie, Seigneur des musulmans et des musulmanes, à toujours et à jamais… »
Les marabouts ont de belles voix graves. Ils savent l’air ancien, qui porte si noblement les versets sonores de cette litanie, que les gens du commun se contentent de réciter très vite sur un mode nasillard et saccadé.
C’est fini… On se lève, et chacun reprend ses babouches déposées sur les nattes et renversées l’une sur l’autre.
Encore une fois il va falloir traverser la fournaise aveuglante de la vallée.
Le courage me manque, et je demande à Farradji de me conduire par le dédale de corridors noirs du ksar, si bas qu’il faut se courber en deux pendant plus de cent mètres. L’obscurité est opaque dans ce boyau au sol raboteux, où règne une humidité séculaire de cave.
Succédant au calme de l’heure passée dans la pénombre bleue de la mosquée, ce retour est un cauchemar…
Il me semble que l’essence de la prière, comme du rêve, est de ne pas finir.