Dans l'ombre chaude de l'Islam
GENS DE L’OUEST
El-Hassani est un jeune homme de taille moyenne, imberbe, maigre et musclé. Il porte des vêtements modestes de laine blanche très propre. Sur son crâne s’enroule la « tercha » qui est un petit turban rond ; des lanières de cuir, passées entre les orteils, attachent à ses pieds la sandale du nomade. Son mince visage pâle se découpe énergique et intelligent, avec un son rire moqueur qui vient errer souvent sur ses lèvres fines. El-Hassani passe pour un homme de poudre.
Tandis que les nègres de Bou-Dnib échangent des salutations et des accolades avec leurs frères de Kenadsa, le Berbri demeure assis près du mur, sa carabine Winchester entre les genoux. Il attend, indifférent et muet.
Sidi Brahim vient me demander, sur la terrasse où nous sommes remontés, s’il me déplairait qu’El-Hassani et Mouley Sahel, l’un des noirs de Bou-Dnib, soient logés avec moi.
J’accepte avec curiosité ce voisinage. Longuement le marabout me parle alors des Berabers.
— Si jamais tu veux aller dans l’Ouest, les Berabers et surtout les Aït-Atta te seront les meilleurs guides. Quand l’un d’eux t’a dit : « Tu es sous le doigt de Dieu et sous le mien, je réponds de toi », tu peux aller avec lui partout où il voudra te conduire. Tu reviendras sain et sauf, à moins que vous mouriez tous les deux. Jamais les Berabers ne trahissent la foi jurée.
Puis, le marabout ajoute en riant :
— A présent, si tu veux juger de l’adresse de ces gens-là, suis bien les mouvements d’El-Hassani qui est encore dans la cour.
Du haut de la terrasse je jette un regard, par l’un des créneaux, dans la cour encombrée d’esclaves et de ksouriens allant et venant pour reconnaître les chèvres. El-Hassani, indifférent à tout ce tumulte, est encore à son poste. Il a rempli sa mission et cela lui suffit.
Sidi Brahim se lève et appelle le Berbri :
— Viens nous rejoindre, mon fils, et passe par la terrasse.
Le Berbri se lève en souriant. Il jette son fusil sur son épaule et fait de son burnous un paquet que, d’un tour de poignet vigoureux, il lance à nos pieds.
Un instant, il inspecte le mur en toub lisse qui est bien haut de six ou sept mètres.
Soudain, avec une agilité de singe, il saute et se cramponne, par les ongles de ses mains et de ses pieds nus, à des aspérités que je ne distingue même pas. Presque d’un seul élan, il est sur le parapet de la terrasse.
Merveilleuse escalade !
— Si El-Hassani, lui dis-je, il vaut en vérité mieux être ton ami que ton ennemi, car où pourrait-on te fuir ? Les murs n’existent pas pour toi.
Le Berbri sourit et répond avec une parfaite bonne grâce :
— Mouley Mahmoud, tous ceux qui servent Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane sont mes frères et ils sont mes amis.
Il parle arabe avec un léger accent, qui n’est pourtant pas celui des autres Berabers.
El-Hassani a les manières calmes et aisées d’un homme qui se sait de la valeur, qui se sent sûr de lui-même. Mouley Sahel, son compagnon noir, qui s’est contenté de monter par l’escalier, lui parle en langage berbère et le presse en riant. Pour répondre au désir de son compagnon plus que par fanfaronnade, El-Hassani nous raconte alors une aventure qui lui est arrivée il y a trois ans.
— Je voulais, avec mes frères, les Aït-Atta, tirer vengeance des gens d’un ksar situé sur la route du Tafilala. Nous chassâmes d’abord les ksouriens. Comme la nuit approchait, nous voulûmes occuper une petite casbah isolée et bien close. J’escaladai le mur pour aller ouvrir les portes. Arrivé au faîte, comme je voulais descendre à l’intérieur, je fus assailli par quatre ou cinq ksouriens cachés dans la cour. Ils me criblèrent de coups de fusils et de pierres. Je voulus m’installer sur la crête du mur pour fusiller à mon aise ces chiens, mais je fus pris à la pointe d’une poutre par les plis de mon seroual[5]. Alors, suspendu en l’air, mais les bras libres, je commençai le feu. Je suis sûr d’avoir tué deux des ksouriens, ceux qui avaient des fusils ; quant aux autres, ils se sont sauvés et ont sauté le mur opposé pour fuir dans la campagne, et mes compagnons se sont chargés de les coucher dans l’alfa. — Dans l’intérieur de la casbah, il y avait du blé moulu, des outres de beurre, une citerne fraîche et des dattes douces : nous avons fait un bon repas en récompense de nos peines.
[5] Large caleçon arabe.
El-Hassani nous raconte cela comme un incident drôle et sans importance de sa vie d’escaladeur de murailles.
Sidi Brahim nous quitte.
Les deux hommes de l’Ouest, fatigués, s’étendent sur le tapis, leurs fusils sous les burnous pliés qui leur servent de coussin. Ils s’endorment vite. Je reste seule éveillée dans la clarté diffuse de la chambre éclairée de lune.
Ces voyageurs repartiront demain. Ils auront passé comme des ombres fantastiques dans ma vie, avec des gestes de pantomime guerrière. Je songe à d’autres pantins moins beaux, mus par des ficelles moins solides. J’imagine El-Hassani, tiraillant dans le vide, au milieu d’un cirque d’amateurs européens qui l’applaudiraient, assis sur des banquettes de velours cramoisi, en croquant des friandises, et je songe aussi à ce que me disait Sidi Brahim : je me dis qu’il serait en vérité si simple de partir un jour, avec des hommes comme ceux-là, de promener mon rêve et ma soif d’inconnu à travers les zaouïya du Maroc, à Bou-Dnib, au Tafilala, vers la lointaine Tisint, tout là-bas, à l’entrée du grand désert vide…