Dans l'ombre chaude de l'Islam
THÉOCRATIE SAHARIENNE
L’influence séculaire des marabouts arabes a profondément modifié les institutions et les mœurs des gens de Kenadsa.
Chez tous les autres Berbères, c’est la djemâa, l’assemblée des fractions ou des ksour qui est souveraine. Toutes les questions politiques ou administratives sont soumises aux délibérations de la djemâa. A-t-on besoin d’un chef, c’est la djemâa qui le nomme. Tant qu’il conserve son investiture, ce chef est obéi, mais il reste toujours responsable vis-à-vis de ceux qui l’ont choisi.
Ces assemblées berbères sont tumultueuses. Les passions s’y donnent libre cours ; violentes, elles finissent parfois dans le sang. Pourtant, les Berbères restent toujours jaloux de leurs libertés collectives. Ils se défendent contre l’autocratie en supprimant ceux qui osent y aspirer.
A Kenadsa, l’esprit théocratique arabe a triomphé de l’esprit berbère, républicain et confédératif.
C’est le chef de la zaouïya qui est le seul seigneur héréditaire du ksar. C’est lui qui tranche toutes les questions et qui, en cas de guerre, nomme les chefs militaires. C’est lui qui rend la justice criminelle, tandis que les affaires civiles sont jugées par le cadi. Mais là encore, le marabout est la dernière instance, et c’est à lui qu’on en appelle des jugements du cadi.
Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane, le fondateur de la confrérie, a voulu faire de ses disciples une association pacifique et hospitalière.
La zaouïya jouit du droit d’asile : tout criminel qui s’y est réfugié se trouve à l’abri de la justice humaine. Si c’est un voleur, le marabout lui fait rendre le bien volé. Si c’est un assassin, il doit verser le prix du sang. A ces conditions, les coupables n’encourent aucun châtiment, dès qu’ils sont entrés dans l’enceinte de la zaouïya ou même sur un terrain lui appartenant.
La peine de mort n’est pas appliquée par les marabouts. S’il arrive qu’un criminel soit mis à mort, c’est par les parents de la victime ou quelquefois même par les siens, jamais sur condamnation des marabouts.
Les descendants de Sidi Ben-Bou-Ziane se montrent cependant très sévères pour les voleurs et les fauteurs de scandales parmi les ksouriens ou les esclaves, qu’ils punissent de la bastonnade.
Il est d’usage que, pendant l’exécution, l’un des assistants se lève et demande la grâce du coupable. Quelquefois ce sont les femmes qui envoient à cet effet un esclave ou une négresse : le marabout cède toujours.
Grâce à la zaouïya, la misère est inconnue à Kenadsa. Pas de mendiants dans les rues du ksar ; tous les malheureux vont se réfugier dans l’ombre amie, et ils y vivent autant que cela leur plaît. La plupart se rendent utiles comme serviteurs, ouvriers ou bergers, mais personne n’est astreint à travailler.
L’influence maraboutique a été si profonde à Kenadsa, que Berbères et Kharatine ont oublié leurs idiomes et ne se servent plus que de l’arabe.
Leurs mœurs se sont aussi adoucies et policées, comparées à celles des autres ksouriens.
Les disputes et surtout les rixes sont rares, parce que les gens du commun ont l’habitude de porter tous leurs différends devant les marabouts, qui les calment et leur imposent des concessions mutuelles.
Depuis que les marabouts entretiennent des rapports de bon voisinage et même d’amitié croissante avec les Français, un sourd mécontentement envahit les cœurs, dans le bas peuple.
Personne n’ose élever la voix et critiquer les actes des maîtres… On s’incline, on répète les opinions de Sidi Brahim, on les loue, mais, au fond, n’était sa grande autorité morale, on serait tout prêt à le considérer, lui et les siens, comme des M’zanat.
… Quel est l’avenir de Kenadsa et que restera-t-il, dans quelques années, de ce petit état théocratique si particulier, si fermé ?
Certes, après la dureté figuiguienne et le chaos sombre d’Oudjda, c’est vraiment une impression singulière que de trouver, à l’entrée du désert, ce coin tranquille, qui se dit marocain et qui ressemble si peu à d’autres Marocs !