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Dans l'ombre chaude de l'Islam

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DÉPART

Pour la dernière fois, je me réveille sur la terrasse, à l’appel rauque du moueddhen traînant dans la nuit.

Il fait frais. Tout dort.

Le Berbri El-Hassani et le nègre Mouley Sahel se lèvent. Comme moi, ils doivent partir ce matin, mais en sens contraire.

Je vais remonter à Béchar, Beni-Ounif, et de là regagner Aïn-Sefra, pour m’y soigner le reste de l’été de façon à pouvoir profiter des premiers convois de l’automne.

Alors je pousserai, je l’espère, jusqu’aux oasis touatiennes. Ces contrées ne sont pas inconnues, mais on n’a presque rien écrit de valable, rien de bien observé sur la vie qu’on peut y mener. Ce sera, je l’espère, mon hivernage.

J’en reviendrai avec des notes, qui complèteront par un autre livre mes impressions du Sud-Oranais et mes rêveries de la zaouïya. Comme tant d’autres, j’aurai été, moi aussi, un explorateur, et ceux qui viendront aux pays dont je parle y reconnaîtront facilement les choses que j’ai dites. Quelques-uns de mes camarades, officiers et soldats du Sud, y sauront ajouter les mille riens journaliers de nos causeries. Les mokhazni, avec qui j’ai vécu, plus simples, indifférents aux choses écrites, sauront à peine mon nom. Mais quand je retournerai parmi eux, il leur semblera qu’ils m’ont quittée la veille. Nous pourrons encore bavarder au café maure, et ils sauront dans nos chevauchées me chanter leurs complaintes. La lassitude et le désenchantement viendront après des années… Voilà mon avenir tout droit, tel que du moins il me plaît de l’envisager par ce beau matin déjà blanchissant qui va se lever sur mon départ de Kenadsa…


Cependant, mes compagnons font aussi leurs préparatifs pour aller à Bou-Dnib. Ils voudraient m’emmener avec eux et je voudrais avoir la force de les suivre.

— Réfléchis bien, Si Mahmoud, me dit le Berbri, il en est temps encore. Nous marcherons tout un mois, nous traverserons des pays où les occasions seront nombreuses pour toi de voir beaucoup de choses et de t’instruire. Nous remonterons le Guir, nous irons jusqu’au Tafilala ou bien encore jusqu’au Tisint… Tu seras reçu partout comme notre frère.

La tentation est bien forte… Mais partir ainsi, faible comme je suis encore, et sans autorisation, sans avertir personne… Ce voyage d’étude et de curiosité ne serait-il pas mal interprété ? Bien à contre-cœur, je me résigne à reprendre aujourd’hui la route de Béchar…

Comme ce voyage de retour sera différent de ce qu’il fut à l’aller, quand je marchais vers le pays inconnu !

— Non, El-Hassani, je ne puis pas. Ce sera pour plus tard, dans quelque temps. Quand je pourrai, je te préviendrai !

— Que Dieu rende l’accomplissement de tes projets facile !


Deux autres nègres, qui s’en iront à pied, sont là, assis, immobiles contre le mur, leur fusil sur les genoux. Ils comprennent à peine l’arabe, car ils sont nés et ont grandi sur la route de Fez, chez les Aït-Ischorouschen, les plus frustes et les plus fermés d’entre les Berabers.

L’un d’eux garde un silence farouche et me jette un regard bas. A ses yeux évidemment, je ne suis qu’un réprouvé, un M’zani maudit.

Sur un ordre bref d’El-Hassani les nègres sellent les chevaux. Du doigt mes compagnons de la zaouïya me montrent la direction du Guir, qu’ils vont prendre. Cependant, ils ne me quitteront pas brusquement. Ils tiennent à m’accompagner un peu et reviendront ensuite sur leurs pas.

— Nous irons avec toi, me dit El-Hassani, jusqu’à l’entrée des cimetières.

Nous sortons. J’ai la gorge si serrée d’émotion, que je puis à peine répondre aux paroles qui me sont adressées. Il faut pourtant que, jusqu’au bout, je garde un cœur d’homme.


Dans les petites dalles aiguës, plantées de champ, comme des ardoises, dans l’argile dure, et qui marquent la longueur des tombes de saillies où butent rarement le pas des chevaux habitués, nous mettons pied à terre, ainsi qu’il est d’usage au moment de la séparation des amis, et nous nous embrassons trois fois.

— Va donc dans la paix et la sécurité de Dieu !

— Puisses-tu rencontrer le bien !

Remontés à cheval, nous partons dans des directions opposées : El-Hassani vers l’Ouest inexploré, où j’aurais tant voulu le suivre, et moi vers le désenchantement des régions connues.


Du haut d’un monticule, je suis longtemps des yeux les gens de Bou-Dnib qui s’éloignent. Ils disparaissent enfin parmi le dédale des dunes et sous le rayonnement rose du jour levant. Avec eux s’évanouit pour moi la dernière lueur d’espoir : de longtemps, jamais peut-être, je ne pourrai pénétrer plus avant au Maroc.

Tandis que ma jument s’avance à pas lents, mes regards désolés se perdent sur la vallée, qu’en venant j’avais trouvée si belle dans la nativité splendide du soleil d’été. Et parce que je reviens en arrière, parce que, peut-être, un long exil, loin du désert aimé, commence pour moi, je trouve le pays très quelconque, presque laid, hérissé de mille pointes où ne s’accroche aucun rayon… Un grand charme s’est évanoui.

Alors, rageusement, pressant les flancs de ma jument blanche, je m’élance dans un galop fou, et le vent du désert tarit mes yeux humides…

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