Keetje Trottin
A ONZE ANS
Je rentrais de l’école. Ma mère gémissait dans l’alcôve. Deux voisines affairées s’agitaient autour d’elle. On avait fourré les petits dans le compartiment du haut. Dirk se penchait par-dessus le bord chaque fois que sa mère poussait un cri, et essayait anxieusement de voir.
— Mère, qu’est-ce qu’on te fait ? Pourquoi cries-tu ?
— Retire ta tête, vilain gosse, lui disait une des femmes.
Mon père rentra. Il m’aperçut devant l’alcôve, observant curieusement. Il m’empoigna.
— Toi, déguerpis, et que je ne te voie pas de la soirée.
Et il me jeta dans l’impasse.
Na ! comme si je ne savais pas que mère allait venir dans l’échoppe ! Je sais très bien que les enfants sortent du ventre. Mais comment ? Est-ce par le nombril, ou est-ce qu’on éclate ? Les chiens et les chats, c’est par leur « pissie ». Ce n’est pas possible chez nous… Enfin, la prochaine fois, je me cacherai d’avance sous le lit, et alors je saurai bien.
J’allai errer sur le Nieuwendyk. Bientôt je rencontrai des petites voisines. Nous nous mîmes à chanter des tyroliennes, puis à raconter des contes. Après, nous allâmes sur le Spui sonner aux portes ; mais, une à une, mes camarades rentraient chez elles. Moi, je n’osais pas. Je m’assis sur le banc du perron de la marchande de friture. Je toussais fort. Bientôt la femme sortit pour voir qui toussait ainsi devant sa porte.
— Que fais-tu là, petite ? pourquoi ne retournes-tu pas chez toi ?
— Mère doit acheter un petit enfant.
— Ah ! ah ! Eh bien, viens un peu chez nous.
Elle m’amena au fond de la salle, devant la porte ouverte de la cuisine. Elle murmura quelque chose dans l’oreille d’une autre femme, puis dit :
— Ils habitent bien l’impasse, mais elle est proprement habillée.
Elle se rassit devant l’âtre, où un énorme feu de tourbe faisait bouillir de l’huile dans une marmite de fer suspendue à la chaîne, et continua sa friture de poissons pour le lendemain. Je la regardai longtemps, à moitié assoupie par la chaleur.
— Ma fille est couchée, sans cela tu pourrais jouer avec elle, mais tu reviendras le jour. Maintenant retourne chez toi, je crois que tu peux rentrer, et reviens demain.
Elle me poussa doucement devant elle.
J’entrai dans l’impasse et regardai d’abord par la fenêtre. Mon père était assis près de l’âtre, fumant sa pipe. La lampe morveuse se trouvait derrière lui sur la table et éclairait l’alcôve. Tout y était tranquille. J’ouvris la porte et restai sur le seuil.
— Ah ! Keetje, c’est toi, ma Poeske, viens te chauffer.
Il me donna un peu de café ; il ne me parla pas de l’événement ; je n’osais rien demander.
— Keetje, fit ma mère, de l’alcôve, c’est une petite sœur.
Je sautai vers le lit et ma mère me remit un petit paquet fortement emmaillotté.
Je m’approchai de la lampe. Une petite tête rouge en sortait, mais tellement achevée et fine que j’en fus tremblante de tendresse.
— Mère, comme tu as bien fait d’acheter encore un enfant ! elle est si jolie, si jolie ! nous allons tous l’aimer très fort.
— Rends-la vite, elle pourrait se refroidir.
Mon père nous regarda. Je me déshabillai, il me prit des deux côtés des reins pour me hisser dans l’alcôve.
— Toi ! fit-il, toi !
Et il me donna un gros baiser.
Quand je me fus rangée à côté des autres enfants, je pensai : « C’est amusant tout de même qu’on peut faire sortir de son ventre autant de jolis enfants que l’on veut ! Quand je serai grande, j’en aurai un tas ! »