Keetje Trottin
— Ole Moe est morte. Mine Ole Moe est morte ! Et ils ne nous ont rien fait savoir. Voilà déjà six mois qu’Ole Moe est morte. Les salauds ! Parce qu’eux l’entretenaient, ils croyaient avoir tous les droits.
— Dame ! ils ne se sont pas mariés, n’ont pas, comme nous, une charge de jeunes : ils pouvaient faire quelque chose pour leur Ole Moe. Mine Ole Moe ! Mine Ole Moe !
Ainsi se lamentaient mon père et mon oncle Klaas. Mon père revenait d’Amsterdam, où il était allé chercher de l’ouvrage. Il avait poussé jusqu’aux confins de la ville, où habitait sa vieille mère. Les voisins lui avaient dit qu’elle était morte depuis six mois. Il avait alors cherché toute la journée à rencontrer son frère et ses sœurs, qui lui avaient, à lui et à son frère Klaas, joué ce sale tour de ne pas les prévenir. Il leur aurait cassé les côtes, à ces pierres de tonnerre sans cœur.
— Les meubles, c’est eux qui les ont achetés, ils pouvaient donc les garder ; mais, quand Ole Moe est arrivée de la Frise, elle possédait encore des souvenirs de famille : le fouet du père, l’alliance de la grand’mère, les joujoux avec lesquels nous avons joué quand nous étions petits, et les livres d’oncle Freerik.
— Oh ! quant à ces livres, vociféra oncle Klaas, ils ne les auront pas tous : il nous en faut notre part.
— Et l’alliance en orfèvrerie d’or massif, votre mère me l’a montrée, elle valait beaucoup ; ils l’ont aussi gardée, ajouta ma mère.
— Oui, Cato, fit mon père, qui s’amadouait déjà, mais ils ont fait venir de Frise la mère et les deux plus jeunes, qui étaient sans ressources, et, depuis cinq ans, ils ont soigné pour eux. Aafke n’est tout de même qu’une servante, et Ary que maître d’hôtel sur un petit bateau. Ils les ont entretenus, et ils ont mis Seerp au métier, et Trientje en service sur le bateau. Qu’ils aient gardé ces quelques objets, enfin ! Mais ne rien nous faire savoir, et je suis l’aîné !
Et les deux hommes se remirent à se lamenter :
— Mine Ole Moe, Mine Ole Moe…
Oncle Klaas voulait mordicus savoir ce que les livres et les joujoux étaient devenus, et il fut convenu qu’ils iraient, le dimanche, tous les deux à pied à Amsterdam donner une raclée à leurs frère et sœurs et se faire remettre leur part des livres et des joujoux.
Ils revinrent le mardi, chargés de deux paquets. Les autres avaient coulé doux, les avaient bien reçus, les avaient invités à dîner, et leur avaient donné tous les livres et les joujoux, qu’ils disaient avoir conservés pour eux. L’alliance de la grand’mère avait été vendue pour payer le médecin. Quant au fouet, oncle Ary avait demandé à père, comme étant l’aîné, s’il pouvait le garder, et il l’avait pendu entre les portraits du père et de la mère. La raclée ne fut donc pas donnée.
Les joujoux furent partagés entre les enfants de mon oncle et nous. C’étaient des petits œufs de bois, violets, rouges et bleus, enfilés à une cordelette ; des perles de verre et de faïence ; d’effroyables poupées de bois, avec lesquelles mes tantes avaient joué ; un sac, rempli de petits morceaux de porcelaine à fleurettes, de ma tante Trientje. Quand elle était petite, elle allait dans toutes les maisons du village demander les tasses et les assiettes cassées, et trouvait moyen d’en briser les morceaux de manière qu’il lui en restait des petits carrés avec les fleurettes. Elle les conservait dans ce sac et criait tellement, quand on voulait y toucher, que sa sœur Aafke le lui passait au bout des grandes pinces de l’âtre.
Il y avait aussi une boîte remplie de billes de verre de toutes grandeurs, devenues mates à force de les avoir fait sauter sur les pierres ; des osselets à pores ouverts de vieillesse ; puis un gros rouleau d’images, avec tous les contes de Perrault. Les livres, c’étaient les Mille et une Nuits, de gros bouquins avec des bêtes, puis des livres en parchemin, sur lesquels étaient écrites à la main, disait mon père, les inscriptions des enseignes de la Frise, ainsi que des sentences et des maximes gravées sur les tombes.
Mon père nous racontait comment, petits, le soir, ils écoutaient l’oncle Freerik lire les enseignes, et comment ils se tordaient des drôleries que les gens, à ces époques éloignées, y inscrivaient pour attirer la clientèle. Il essaya, pendant quelques soirs, de nous en lire. Mais ma mère ne goûtait pas ces choses, nous étions trop jeunes pour les comprendre, et les livres furent relégués dans un placard. Moi cependant, j’ai commencé à lire ainsi, à neuf ans, les Mille et une Nuits et tous les contes de Perrault. Lors d’un déménagement, ma mère oublia ces livres en même temps que notre chien.
Les joujoux que ma mère nous avait donnés furent vite saccagés et détruits par nos enfants indisciplinés. Je voyais mon père jeter des regards tristes sur ces objets, qui avaient fait les délices de son enfance et que son Ole Moe lui apprenait à ranger après le jeu : il ramassait alors une bille qu’il mettait en poche ou repliait une image dans les anciens plis.
Chez mon oncle Klaas, ma tante soignait les joujoux, comme notre grand’mère ; ils étaient dans des boîtes, sur une petite table devant laquelle se trouvaient deux petites chaises basses, et mes cousines, après le repas principal, jouaient, sagement assises, à enfiler les perles de faïence ou à étaler les petits carrés de porcelaine à fleurettes, pendant que ma tante lisait à haute voix un chapitre de la Bible. Mon oncle aurait dû lire ce chapitre après le repas, comme dans chaque famille calviniste qui se respecte, mais il avait perdu la religion et faisait un petit somme.
Vingt ans après, les enfants de ma cousine, assis sur les chaises basses devant la petite table, enfilaient ces mêmes perles de faïence, que leurs grand’tantes avaient enfilées cinquante ans auparavant, là bas à Lopersum, en Frise.