Keetje Trottin
« Joost van den Vondel », lisais-je sur le dos d’un livre.
— Qui est-ce ça ? demandai-je. Est-ce lui qui a fait le Vondelpark ?
— Oh ! non, dit Willem, c’est notre plus grand poète. Ce livre raconte sa vie. Tu peux le lire, ou veux-tu que je te le raconte ?
— Oui, raconte, je ne pourrai quand même pas le lire en entier.
— Eh bien, Joost van den Vondel vivait de 1500 à 1600 : tu vois, il y a trois cents ans. Il était né à Cologne, mais habitait ici dans la Warmoesstraat, où il avait un commerce de bas. Il faisait surtout des vers et des pièces de théâtre en vers : Ghysbrecht van Amstel, Lucifer, Adam en Eva. Son commerce de bas périclitait, mais c’était plus fort que lui, il aimait avant tout écrire des vers.
— Il habitait la Warmoesstraat ? Tu ne sais pas dans quelle maison ? j’irais voir…
— Oh ! elle n’existe certes plus. Amsterdam alors n’était pas comme maintenant. La Kalverstraat et le Nieuwendyk avaient des maisons de bois, goudronnées comme les barques : elles étaient habitées par des bateliers et des pêcheurs, dont les filets séchaient à la porte.
— Allons, voyons, la Kalverstraat, des maisons de bois goudronnées ? C’est la plus belle rue d’Amsterdam. Tu te moques de moi, je ne te crois pas.
— C’est vraiment vrai. Regarde les images. Il n’y a que le Palais du Roi, sur le Dam, qu’on a bâti alors au milieu de tout cela, mais comme hôtel de ville.
— Na ! ce que tu me dis…
— Et Vondel et ses amis étaient habillés à peu près comme nos pêcheurs de l’île de Marken.
— Allons ! d’une culotte à harengs ?
— Oui, d’une culotte à harengs. Et les femmes et les petites filles portaient beaucoup de longs jupons et trois ou quatre bonnets… Et l’orphelinat bourgeois, tu sais bien, dans la Kalverstraat ?
— Oui.
— Eh bien, à cette époque, les enfants sans parents étaient abandonnés. Alors une dame Haesje Klaesd, prise de pitié, en a ramené six, je crois : elle les a habillés comme les orphelins le sont encore aujourd’hui et les a fait élever : c’est le commencement de l’Orphelinat bourgeois de la Kalverstraat.
— Mais ce que tu me racontes… dis-tu vrai ? Ah ! que c’est beau…
— Voilà maman. Je t’embrasserai tantôt sur l’escalier, quand nous descendrons pour la table de café… Tiens, maman n’entre pas…
Il ouvrit la porte pour voir. Elle était montée.
— Alors, laisse-moi t’embrasser maintenant… ici, derrière la porte de l’alcôve, où l’on ne nous verra pas de la rue.
Il me prit le bébé qu’il déposa dans sa chaise, mit ses deux bras autour de mon cou, et m’embrassa toute la figure, en mordillant mes joues et mon menton. Moi également, je l’embrassai sur toute la figure : ce qu’il sentait bon le savon !…
J’allai reprendre le bébé et m’assis devant la fenêtre pour faire semblant de rien.
Le soir, dans mon lit, je repensais à Amsterdam qui n’avait que des maisons de bois. Je cherchais dans la Warmoesstraat la maison de Joost van den Vondel, qui avait laissé des pièces qu’on jouait encore au grand théâtre de la Leidsche Plein… Un théâtre, comment est-ce fait ? Je ne connais que la Poppenkast[2] qui joue le soir sur le Nieuwe Markt… Je voyais les hommes fumant sur le seuil de leurs maisons… Mais oui, elles étaient en bois goudronné, et les femmes étaient assises sur les bancs, à raccommoder des bas et des filets. Ah ! voilà un magasin de bas : des bas jusqu’aux genoux, comme les pêcheurs de Marken en portent. Je regardais par la petite fenêtre et apercevais, assis sur un tabouret de bois, un paysan à la large culotte, avec un grand chapeau. Serait-ce lui, Joost ? Il écrivait et ne tournait pas la tête. J’allais par le Nes ; il y avait, sur une petite place, beaucoup de paniers remplis de poissons à grosses écailles, et des pêcheurs sortaient de dessous un passage noir, avec des paniers de poisson pendus au bras. Puis je traversais le pont du Rokin — ce pont était comme maintenant — et j’entrais dans la Kalverstraat. Oh ! qu’il y faisait noir, qu’il y faisait sale, et que cela sentait le poisson et le goudron…
[2] Théâtre de marionnettes.
Les femmes et les hommes me regardaient et demandaient quelle était cette petite fille négligée, sans bonnet et à jupe courte.
— Elle va mourir de froid.
Les enfants me suivaient, portant des petits moulins à vent en papier, qui tournaient quand ils couraient.
— Quelle est cette petite fille ? Oh ! ce sera une petite orpheline. Nous allons la conduire à l’Orphelinat bourgeois.
— Non, non ! mère est à la maison ! criais-je.
Je me mettais à courir, j’avais très peur et ne me tranquillisais que sur le Dam, en reconnaissant le Palais du Roi, tel qu’il est encore aujourd’hui…
— Keetje, qu’as-tu à gémir ? me demanda ma mère.
— Je pensais, mère, à Amsterdam, quand la ville était encore en bois : elle était noire et obscure, et les gens voulaient me faire entrer à l’Orphelinat bourgeois.
— Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est que ce galimatias ?
— Willem, un des fils, m’a raconté des histoires de la ville et de Joost van den Vondel, et m’a montré les images.
— Et toi, créature enfantine, tu te donnes la chair de poule à remuer tout cela… Allons, dors et laisse-moi dormir !