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Keetje Trottin

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A HUIT ANS

— Je ne peux pas laisser mon bébé de trois mois seul : porter la casserole et l’enfant est impossible, je l’ai essayé. Alors si votre Keetje pouvait porter tous les jours le manger à mon homme, je lui donnerais dix-sept cents et demi par semaine. Elle n’a qu’à traverser la Haute-Ecluse, les remparts : la fabrique est au bout à gauche.

Ma mère me retenait de l’école pour ce beau gain. Je partais, portant la casserole de terre nouée dans un lange d’enfant : elle penchait à droite et à gauche, laissant écouler la sauce. Les remparts bordés de bois donnaient sur des canaux. J’y poursuivais les rats et me penchais longuement sur l’eau pour voir où ils avaient passé ; j’étais très étonnée qu’ils pussent respirer sous l’eau… « Ce ne sont pas des harengs, voyons… » et, avec une branche, je remuais l’eau pour voir si je ne repêcherais pas des rats noyés. Puis, les coquelicots qui s’épanouissaient sur les bords me tentaient…

J’arrivais souvent à la fabrique quand l’homme avait déjà repris son travail, le bras gauche embrassant un bouquet, le bras droit engourdi par la casserole. L’homme me regardait. Je sentais qu’il me pardonnait, mais qu’il était triste, et je me disais que le lendemain j’irais tout droit porter le manger et regarderais au retour ce que les rats devenaient dans l’eau.

Il mangeait hâtivement pendant que je tressais les coquelicots en couronnes.

— C’est froid, n… de D… et sec : toute la sauce est dans le lange. Voilà la casserole.

— Voulez-vous une fleur, oncle ?

— Non !… Oui, donne.

Et il piquait la fleur à son vêtement maculé de sucre gluant.

Cela dura quinze jours. La femme dit alors à ma mère qu’elle avait mis la veille deux tranches de viande hachée sur les pommes de terre de son homme et qu’elles avaient disparu, que je les avais mangées. Ma mère me gronda ; je protestai ; elles n’en démordirent point.

Je refusai de porter encore le manger, et pleurai et tapai des pieds de colère. Chaque fois que je voyais la femme, je rougissais et allais me cacher de honte, parce qu’elle avait osé m’accuser faussement.

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