Keetje Trottin
J’avais dû enlever la poussière de la chambre de l’étudiant et avais longuement lu Woutertje Pietersen. Je ne pouvais m’en arracher.
— Kééééé ! Kééééé !
Je dévale l’escalier.
— Sotte fille, arrive donc. Vite, vite, pèle les pommes.
Je m’installe, le panier sur les genoux. Corry quitta la cuisine.
Woutertje ! Woutertje ! je suis Fancy… Non, je suis… Femke… Elle est blanchisseuse, moi… j’apprends les modes. Tes sœurs faisaient des bonnets ; des chapeaux, c’est plus chic ; je serai aussi une demoiselle, comme toi tu es un jeune monsieur. Ton père vendait des bottines de Paris. Mon père… mon oncle Martin va nous acheter un cheval et un fiacre : alors mon père sera patron comme le tien… et tu vois, nous serons très bien ensemble. Nous lirons à deux Glorioso, car, tu sais, je lis tout ce que je puis attraper… Chez nous, on ne parle pas toujours de la Bible, comme chez toi ; nous sommes catholiques comme Femke… Femke… Keetje, il y a aussi un K dans mon nom ; oui, Keetje… et la fièvre, je l’ai aussi très souvent, ce qui nous donne à tous les deux un teint de la ville. Et ma mère et Mina disent aussi toujours que je suis enfantine et arriérée, et qu’elles ne savent que faire de moi. Oui, ma mère et Mina, comme chez toi ta mère et Stoffel ; seulement Mina est une sœur et Stoffel un frère…
Mais pourquoi ne dis-tu pas : « Moe » ? Des gens comme vous ne disent pas « mère ». Quand mon père sera patron, je dirai : « Pâ et Moe… » Nous n’avons pas de Leentje pour raccommoder les vêtements. Mère… Moe fait tout elle-même, mais alors nous prendrons Mietje : c’est une orpheline de l’Orphelinat catholique, elle n’a personne et vient chez nous le dimanche…
Et nous pouvons très bien faire la route ensemble le matin, toi pour aller dans ta maison de commerce du Zeedyk, et moi pour venir ici. Je tâcherai d’être propre… tu sais, ce n’est pas ma faute si j’ai des poux, je me peigne, mais les enfants en ont et me les passent… Et nous irons ensemble hors de la Porte des Cendres… Oh ! je cirerai mes bottines, je garderai mon tablier blanc du dimanche propre, et j’arrangerai mes cheveux à l’anglaise. Mon chapeau de première communion, il ne faut pas y penser, il est aplati… Et nous irons sur le petit pont de bois, et le moulin fera : « Karre, karre, krakra… Il y avait une fillette endormie dans le gazon. Si c’était Fem… Keetje… »
Tu sais, les Emma et les Betsy, avec leurs robes de mousseline et des fossettes dans les joues, elles sont trop petites maintenant pour toi… Quand père aura le cheval et le fiacre, mère m’achètera une robe de cachemire bleu de ciel et des bottines en lasting brun jusqu’aux mollets, avec des lacets de soie blanche… Beaucoup de garçons ont couru après moi pour m’embrasser, mais je criais… toi, tu peux, je ne crierai pas… Rarakarakara… Si c’était Fem… Keetje…
Je divaguais ainsi quand le patron vint dans la cuisine. Il en fit le tour, me regarda et entra dans la cave aux charbons.
— Keetje, viens donc ici.
Je me levai et y allai.
Il m’empoigna, me colla au mur, colla sa bouche sur la mienne, fouilla de sa main libre entre mes jambes. Il eut deux ou trois soubresauts, puis me lâcha et remonta l’escalier.
Je me rassis sur ma chaise, le panier de pommes sur les genoux. J’étais si drôle et tremblais tellement que je mis à pleurer, la tête sur les fers du fourneau. Corry entra.
— Qu’as-tu à pleurnicher ?
— J’ai mal.
— Où ?
— Au ventre.
— Es-tu déjà grande fille ?
Je la regardai.
— Mais tu sais bien la grandeur que j’ai…
— Niaise, ce n’est pas ça… perds-tu du sang tous les mois ?
— Moi ? Non… Mais Mina. Seulement Mina est une sale bête.
— Dis donc, sotte créature, toutes les femmes ont cela, c’est que tu n’es pas encore sèche derrière les oreilles. Tu auras encore mangé trop de pelures de pommes…