Keetje Trottin
C’était le Nouvel An. J’avais reçu de la patronne trois « dubbeltjes », de la première une vieille jupe dont je pouvais me faire une robe, et de la seconde une partie des bonbons qu’on lui avait donnés. Corry m’avait versé en secret un verre de cognac au sucre. J’en étais contente, mais cependant rien n’y faisait : depuis un temps, j’étais malheureuse comme les pierres, je cherchais à être seule pour pleurer désespérément. Aussi tout le monde était injuste envers moi… Puis Wouter était devenu de plus en plus un monsieur ; il connaissait de vraies princesses : certes, si je l’avais rencontré, il n’aurait pas fait attention à moi… A la maison, je suis comme si je n’étais pas des leurs et, excepté mère, ils m’aiment de moins en moins… Pour Mina, je suis un objet qu’on jette d’un coin dans un autre. Celle-là, je la comprends bien cependant : elle est paresseuse, souillon, sur son bec et brutale ; elle ne saura et ne fera jamais rien ; puis je n’aime pas des créatures aussi laides… Mère m’aime certes beaucoup… Je ne veux cependant pas lui raconter que je pleure tout le temps, et que j’ai ce poids dans le ventre, et que des frissons me parcourent… Et ces sensations… c’est comme quand les garçons m’embrassent, mais plus fort, et j’ai mal en même temps. Je ne veux pas demander à Corry, moins encore à Rika… Si je pouvais le raconter à quelqu’un… A Femke, je le dirais… A Wouter aussi, mes bras à son cou et en l’embrassant… Mais je n’ai personne, personne, je suis comme seule au monde…
Corry descend l’escalier de la cuisine. J’essuie mes yeux et continue à peler les pommes.
— Kee ! Kee ! tu devrais me faire un plaisir.
— Qu’est-ce ?
— J’ai demandé à la patronne de pouvoir aller souhaiter l’an à ma famille ; mais, comme il faut servir le thé au juif malade, elle dit que cela ne se peut pas, à moins que tu ne veuilles rester et lui servir son thé. Je préparerai le plateau, je mettrai le thé dans la théière, tu n’auras qu’à verser l’eau bouillante dessus.
— Oui, je veux bien, je reviendrai. Qui reste encore à la maison ?
— Personne, les patrons vont chez les parents ; elle y restera, et lui fera des visites. Ça va ?
— Oui, ça va.
Elle me donna une tranche de pain d’épice et encore un fond de verre de cognac. Elle remonta vite annoncer aux patrons que je reviendrais. Au dîner, je prévins chez moi que je devais retourner à l’atelier.
Ah quel bonheur ! Je vais être seule, seule toute une après-midi. Quand j’entrai, les patrons étaient déjà partis. Corry fila aussitôt.
— Prends du thé du Juif, me cria-t-elle, et coupe-toi des tartines à quatre heures.
Seule !… qu’allais-je faire ? mes jambes étaient flasques et une pesanteur dans le ventre m’engourdissait toute ! Si je continuais Woutertje Pietersen…
Je montai et pendant plus d’une heure, dans l’appartement glacial, je lis la fin du livre qui me sembla inachevé… Tous les romans finissent par la mort ou le bonheur. Pour toi, Wouter, cela finit dans le coche d’eau, où tu es monté avec le vicaire pour aller racheter à Haarlem ton veston que tu avais vendu trop bon marché à un Juif, et acheter pour cette dame une ombrelle à la place de celle que tu avais brisée dans une colère… Oui, tu l’avais cassée de rage, je le comprends : pourquoi tes patrons t’invitent-ils chez eux à la campagne si c’est pour te faire garder l’enfant dans la chambre à cylindrer le linge ? Tu n’es pas un domestique, tu es un employé : tu as eu raison de briser cette ombrelle, j’en aurais fait autant ; mais te voilà quitte de ton habit et certes aussi de ta place. Tu comprends, jamais ils ne pourront encore te supporter… Tu fais bien d’aller à Haarlem avec le vicaire, mais ces deux créatures que vous rencontrez et avec qui vous voyagez, ça, ça… allons, toi et le vicaire, ne voyez-vous donc pas que ce sont des drôlesses ? Si j’avais été avec vous, je m’en serais aperçu tout de suite.
Trois heures et demie… je vais faire bouillir l’eau pour le thé. En descendant, je dus me tenir à la rampe, tant ce poids dans le ventre et mes jambes molles me tourmentaient. Je versai le thé, en pris une grande tasse, rajoutai de l’eau et montai le plateau, que je déposai sur la table. Le Juif me remercia gentiment.
Après avoir bu le thé, j’eus le sang à la tête. Les cordons de mes jupes me gênaient : je défis mes vêtements. Oh, si je pouvais me coucher… Une langueur douloureuse, mais frisonnante de je ne sais quelle sensation de caresse, me parcourait la peau ; je m’étirais. Oh, si je pouvais me coucher et avoir chaud aux pieds…
Je me jetai dans l’alcôve de Corry. En ôtant mes vêtements, je vis deux gouttes de sang sur ma chemise : mon émoi fut intense… Alors, quand même, cette vilaine chose me venait : je n’avais cependant pas été sale avec les garçons… Oh que dirait mère ?… Tons les malheurs à la fois : Wouter qui est en route avec ces donzelles, et à Haarlem, maintenant que la princesse a donné de l’argent au vicaire pour racheter l’habit, ils en prendront sans doute une partie pour aller en ribote avec elles. Ah Wouter, je n’aurais jamais cru cela de toi, et de ce vicaire je l’aurais cru encore moins, si, dans les livres, ils n’avaient pas des amours avec des dames… Je vais donc perdre du sang. A quoi cela sert-il ?… Mon Dieu, on descend l’escalier : c’est le pas du patron…
Il fit le tour de la cuisine en pardessus, le chapeau sur la tête ; il regarda à peine l’alcôve et sortit.
Peu après il rentra, il se jeta sur moi de tout son long ; il était nu. Je ne pus crier : il avait collé sa bouche sur la mienne. De ses deux mains, il travailla sous moi pour écarter mes jambes, puis !… Oh ! comme s’il me défonçait… Je me crus assassinée tant j’avais mal. Il grognait comme un chien affamé qui ronge un os ; j’essayais de mordre, de bondir sous lui, mais rien n’y fit : il m’ouvrait le ventre par la « pissie ». Oh que c’était… Ah je ne sais pas : de longs titillements étaient au bout de mes nénets de rien du tout, qu’il touchait de son corps nu en se remuant sur moi.
Il me délivra. Il se regarda.
— Tiens, fit-il, à peine éclose, la rose est cueillie.
Il rit.
J’étais dans une grande torpeur et me demandais s’il m’avait enlevé quelque chose du ventre, tant je me sentais creusée. J’eus un vrai accès de fièvre chaude. Je brûlais et ne pouvais plus suivre mes pensées.
Corry rentra tard.
— Comment, tu es dans mon lit ? Ne te gêne pas. Voyons, va-t’en.
Je me levai : elle vit mes linges maculés.
— Ah, ça t’est venu pour ton Nouvel An ! Tant mieux, tu ne pleureras plus, car je t’ai très bien vue te fourrer dans les coins pour pleurer.
Je m’en allai par le quartier juif, douchée par le froid de la nuit, grelottant, recroquevillée, et murmurant : « Wouter, maintenant je ne voudrais plus te rencontrer : je n’oserais pas venir sous tes yeux… »
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Typ. Grou-Radenez. — 1-21