Keetje Trottin
— Kééééé ! Kééééé !
C’était la voix étouffée de la seconde. Pourquoi vient-elle me trouver ici dans l’appartement de l’étudiant ?
— Keetje, veux-tu porter une lettre pour moi au Zeedyk, chez le pharmacien, près du Nieuwe Markt ? C’est pour l’aide-pharmacien, un petit pâle…
J’eus un choc. Chez le pharmacien du Zeedyk… Si c’était le même aide ?… Je ne puis cependant refuser…
— Je veux bien. Que faut-il dire ?
— Rien. Tu remettras la lettre et tu diras, avec mes compliments, qu’il doit te donner cinq cents.
— Je déposerai la lettre dans la caisse aux chapeaux, car ma poche est toute petite.
— Non, pas dans la caisse : la patronne pourrait la voir et le dirait à ma mère. Tiens, mets-la sur ta poitrine.
Elle glissa elle-même la lettre entre mon corsage et ma chemise.
— Là ! ne la perds pas. Et ne la donne qu’à lui-même, et ne dis rien à personne. Ma mère ne veut pas que je fréquente ce garçon, parce qu’il est catholique et qu’il est un monsieur. Il ne m’épousera jamais, dit-elle. Je dois prendre un mari calviniste, ou elle me renie : alors que veux-tu que je fasse ? Je dois bien me livrer à des cachotteries. Kee, tu es presque grande, tu dois comprendre, ne me vends pas. Lui verra tout de suite, à la caisse, que tu viens d’ici et de ma part. Sois rusée, tu sais : ne la donne pas au gros monsieur, c’est le patron.
— Non, mademoiselle, je connais ça, la commission sera bien faite, et personne n’en saura rien.
En bas, j’emballai les chapeaux. J’y ajoutai les quittances et, sous le papier du fond, le petit sac pour l’argent, et je me mis en marche. J’allai d’abord au Zeedyk pour la lettre. Comment la remettre ? Je ne puis entrer. Je vais en tout cas la prendre en main… Je l’ôtai de mon corsage… Mon Dieu ! si Willem allait sortir…
La porte du magasin avait une grande vitre. L’aide — ce n’était pas le même — était occupé à servir un client. Quand celui-ci fut parti, je me mis sur le perron, devant la porte, à lire des noms de pilules affichés sur la vitre : « Pilules Holloway ! Pilules Holloway ! » lisais-je à haute voix. Le jeune homme aperçut la caisse avec le nom de la maison ; il me regarda fixement. « Pilules Holloway, pilules Holloway » criais-je, en suivant du doigt sur la vitre, où je laissais des traces… Bette va rager, elle pourra laver les carreaux… Pourquoi ne vient-il pas me chasser ? Je pourrais lui passer la lettre… « Pilules Holloway, pilules Holloway ! »
Les rideaux de la chambre intérieure s’écartèrent et mon ancien patron fit signe de me chasser. Le jeune homme ouvrit la porte ; je lui fourrai ma lettre dans la main. Il devint tout rouge, la froissa complètement en l’enfermant dans ses doigts. Je partis… Oh, mais mes cinq cents ? Elle a dit que je puis les demander, avec ses compliments… Je retournai et, cachée de côté de façon qu’on ne pût me voir de la chambre intérieure, je lui fis de mes cinq doigts le signe de cinq, puis ajoutai le geste de compter de l’argent. Je le vis fouiller dans sa poche. Alors je m’approchai de nouveau et me remis à lire « Holloway, Holloway », en faisant des doigts sur la glace… Bette sera furibonde… Le jeune homme n’attendit pas les ordres du patron : il sauta sur la porte comme pour me chasser et laissa tomber une piécette en argent de cinq cents.
— Avec ses compliments, murmurai-je.
Puis, à haute voix :
— Peuh ! quel embarras ! ne puis-je pas lire ?
Je fis glisser du pied la piécette hors de la vue du patron, et la ramassai.
Je continuai à porter les chapeaux et reçus encore vingt cents de pourboire chez quatre clients… Bonne journée, cela me fait un kwaartje.
En rentrant, la seconde me regarda anxieusement.
— C’est fait, fis-je, d’un battement de paupières.