Keetje Trottin
Pourquoi deux tout jeunes comme nous, Wouter, ne pourraient-ils se marier ? Je sais très bien cuire les pommes de terre, couper les tartines, récurer la chambre et refaire les lits. Dieu ! que ce serait délicieux ! J’irais te chercher à ton bureau chez les Kopperlith, et nous ferions un petit tour sur les canaux. Le samedi soir, nous nous laverions dans le baquet avec de l’eau chaude, et le dimanche nous mettrions nos beaux habits… comme je serais la femme d’un monsieur qui est « sur un bureau »…
Ecoute, écoute ! Je passerai d’abord une chemise propre, en coton de balle…
— ? ? ?
Non, après quelques lavages dans l’eau de chlore, cela devient blanc… Puis une camisole de molleton, des bas blancs tricotés et, au-dessus, des bas fins sans pieds, à sous-pieds ; alors, un caleçon fermé, en molleton ; et un pantalon fin, à larges jambes garnies de broderies. Je mettrai des bottines en lasting, très hautes, avec des lacets à petites floches. J’aurai deux jupons de molleton blanc, puis un jupon fin à grande broderie et une robe froncée de mousseline blanche avec de courtes manches bouffantes, une ceinture de satin rose à grands nœuds derrière, à moins que tu ne préfères le bleu ; le cou décolleté en carré, avec un collier de corail fermé par un petit tonneau d’or ; des pendants d’oreille en poires de corail. Mes cheveux seront en boucles autour de la tête ; je porterai un chapeau blanc à large bord, faisant « oui, non », devant et derrière, garni de rubans roses et de boutons de roses mousseuses ; un petit velours noir noué autour des poignets. Ah Wouter, Wouter, me vois-tu ainsi ?… Toi, tu aurais ton costume de velours noir, à culotte courte, une toque écossaise, de velours aussi, à rubans flottants sur la nuque, et une canne pour te promener.
Nous irons hors de la Muiderpoort, aux Roomtuintjes, ou hors de la Weesperpoort, prendre du thé dans un jardin. Quand l’eau bouillira à côté de nous dans le theestoof, je préparerai le thé et nous prendrons des biscottes beurrées, saupoudrées de sucre. Je vois, de l’extérieur, faire ainsi les gens comme il faut, le dimanche, quand ils sont assis dans les jardins à boire du thé et à prendre des biscottes hors d’une « boîte à présenter ». C’est donc bien cela, n’est-ce pas ? Ah mon Dieu ! quelle joie ! Nous ne dirons pas que nous sommes mariés… on se moquerait de nous… En rentrant à la maison, je préparerai du lait de sauge, et nous casserons des noix… Mais les dimanches où il n’y aura pas de soleil, nous ne nous habillerons pas. Nous irons dans les champs sauter les fossés — je saute, tu sais — et courir l’un après l’autre : il faudra que tu galopes pour m’attraper… Oui… mais nous devons d’abord nous marier : sans cela, nous ne pouvons habiter ensemble…
Chez nous, on ne parle pas toujours de Dieu comme chez toi. Mère prie, en faisant d’abord une croix, mais elle nous observe bien tout de même, et, si l’un de nous chipe une pomme de terre, elle lui tape sur les doigts, en disant « Maudit gosse… » Ta mère porte une jupe de mérinos, un caraco blanc et un bonnet tuyauté ; ma mère, une crinoline, bien que ce ne soit plus de mode, avec une large jupe qui ballonne et un bonnet à ruches de soie noire. Pour faire des visites, elle met un grand châle et un chapeau ; elle veut toujours être une dame, et elle a bien raison : les robes de femme ne lui vont pas… Ma mère, en parlant, ne saute pas, comme la tienne, du bœuf sur l’âne ; non, elle commence à parler, dit jusqu’au bout ce qu’elle veut dire, et se fâche quand elle doit répéter : moi aussi, ça m’agace de répéter. Je ne crois pas que nos mères s’aiment…
Père… oh, père dira de Stoffel que c’est un âne dressé… Sais-tu ce qui serait bon ? Ce serait de marier Stoffel avec Mina… Mais oui, je ris, mais oui… seulement il faudrait qu’ils habitent loin de nous : au bout de Haarlemmerdyk par exemple, et nous à la Weesperesplanade : comme ça, ils ne viendront pas souvent nous surprendre… Mes petits frères et sœurs pourront venir comme ils voudront : alors tes autres frères et sœurs aussi, ils en ont le droit…
Mais nous resterons le plus souvent seuls, à nous deux, à lire des livres ; nous en louerons chez le bossu, dans la cave de la Kerkstraat. Le lundi, nous ferons un tour sur le marché au Beurre, nous flânerons depuis la Utrechtschestraat jusqu’au Poids Public, en feuilletant tous les livres des étaux ; le bossu qui y a un étal me laisse toujours faire, et les autres brocanteurs aussi… Nous irons de là au Marché-aux-Fleurs. Sais-tu ce que j’aime surtout ? C’est quand on ouvre les cloisons des bateaux et que toutes les fleurs apparaissent ensemble et répandent leurs parfums : on le sent jusqu’au Spui… Ah j’aime tant me promener en ville, depuis l’Y jusqu’à la Haute Ecluse de l’Amstel. Même les sales rues du quartier juif, les bateaux de tourbes dans le Canal des Princes, le long du Noorder Markt, et plus loin le Marché aux Légumes, encore sur le Canal des Princes, près de la Looierstraat, je les aime tous. Les monceaux de choux blancs et rouges, qu’on jette du bateau sur le quai, m’amusent toujours. J’ai essayé une fois de les compter, pendant que l’homme du bateau les jetait à celui du quai : à cinq cent dix-sept, j’en avais mal au cœur… Aimes-tu tout cela ? Ce n’est peut-être pas pour des gens comme toi… le fait est qu’on y gueule… Alors nous nous promènerons sur les remparts extérieurs : là, il n’y a que des gens comme il faut…
Je tressautai en entendant des pas précipités dans le corridor… C’est l’étudiant !… Je jetai le livre et filai au magasin.
Quand je l’entendis ressortir, j’achevai vite de ranger les boîtes de rubans, puis remontai pour enlever les poussières.
J’entrai par la chambre à coucher. Hé ! qu’est-ce que c’est que cela ? A travers la porte vitrée, je vis la première assise dans le salon, près d’un petit meuble surmonté d’une glace, et, devant elle, une boîte ouverte : elle y prenait des ustensiles et se tripotait les ongles. Elle coupait, limait, et, de la pointe de la lime, repoussait la peau. Elle se mit une poudre sur les ongles, et, avec un autre outil, les frotta ; puis elle les regarda et recommença à frotter. Elle referma la boîte, en ouvrit une autre, y prit une jolie touffe, comme de plumes blanches, et se poudra la figure d’une poudre rose. Elle souleva même sa frange de cheveux pour en mettre sur le front ; elle n’en mit pas sur le cou. « C’est pour ça, me dis-je, qu’il est toujours plus jaune que sa figure… » Alors, d’une bouteille à seringue, elle se seringua les cheveux, la figure, le cou. Elle défit ensuite son corsage et seringua ses tétons nus. Quels étranges tétons, allongés comme des poires ! Chez Mina, c’est comme des demi-pommes… Elle se reboutonna, se donna un coup de peigne, renferma les boîtes et le flacon dans le petit meuble. Puis elle alla devant une glace, tapota de ses mains la poudre de son corsage et sortit.
Ah sapristi, moi qui n’avais jamais ouvert ce meuble. Je saute jusque là, l’ouvre, et prends la boîte. Quel tas de petits instruments posés sur du velours bleu ! Tout ça, c’est pour se nettoyer les ongles ? Maintenant, je comprends… Moi, qui croyais que c’était naturel, ces ongles roses, brillants et bombés. Ah, ça se fabrique aussi ? Mes ongles sont plats et tout petits…
J’enlevai un à un les instruments et commençai à tripoter : surtout faire descendre la peau était difficile et douloureux ; mais j’y arrivai et vis apparaître le petit croissant pâle que j’enviais tant sur les ongles des riches. Dieu, que c’est joli, joli ! je limai, je pris le polissoir… Mes mains sont sales, je vais d’abord les laver.
Je les lavai avec le savon mauve de l’étudiant ; je mis la poudre sur le polissoir et je polis. Ah, ce n’était déjà plus les mêmes mains… Je poudrai ma figure et mon cou : un cou jaune et une figure rose, c’est affreux ; avec le flacon à seringuer, je me seringuai exactement comme la première l’avait fait ; mes tétons étaient deux petits pois sur une planchette, rien d’autre ; je n’oubliai pas le coup de peigne.
Ah mais, si j’ôte la poussière avec mes belles mains, elles seront sales !… J’avais vu la demoiselle de l’officier faire cette besogne avec des gants. L’étudiant avait un tiroir plein de gants, j’en choisis une paire de vieux et enlevai la poussière. Quand j’ôtai les gants, mes mains étaient encore propres, et mes ongles roses et brillants, avec le délicieux petit croissant à leur base…
— Kééééé ! Kééééé !
— Ah Dieu !…
— Vite, les pommes !… Quel parfum, fit-elle, je suis sûre que la charrette à fleurs passe dans la rue.
Les pommes ? les pommes ? Comment préserver mes ongles ? Il n’y avait rien à faire, il fallait les abîmer. Mais, après, je remontai et recommençai mes récurages et polissages.
La première, à l’atelier, me flaira, me regarda et rougit, mais ne dit rien.
Dans la suite, toutes les deux, sans jamais nous dire quoi que ce fût, nous nous flairions et observions en entrant dans l’atelier.