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Keetje Trottin

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Ma mère avait passé la matinée à nous laver et nous habiller et n’avait pas eu le temps de cuire les pommes de terre : nous dinâmes avec du pain et du café. A deux heures, la vieille Dien, une voisine, viendrait nous chercher pour aller à la Kermesse, au Nieuwe Markt. Nous partîmes, ma mère portant le bébé, Dien avec Naatje sur le bras ; nous les grands, deux garçons et deux filles, marchions devant, en nous tenant par la main.

Je ne me rappelle plus comment nous arrivâmes au Nieuwe Markt, qui était très loin de chez nous. Je sais que nous nous trouvâmes tout d’un coup au milieu de la foule ; que, devant les baraques, des dames, en costumes d’ange, étaient assises sur des chevaux harnachés de soie brodée ; qu’un homme qu’on avait roulé dans de la farine riait d’une voix de scie ; que les carrousels, tout enguirlandés d’étoffes à fleurs, tournaient, pendant que des hommes et des femmes, se tenant par les mains, dansaient et chantaient devant l’orgue, d’où la musique sortait par des trompettes : « Plus haute, ta jambe, ce n’est pas une meule… »

Des théories de servantes, le chapeau sur la cornette et le châle tordu autour des épaules, donnaient le bras à des ouvriers, et chantaient et tapaient des pieds en cadence :

« Hosse. Hosse, Hosse… »

Ma mère, affolée, me poussa rudement en avant.

— Viens donc, méchante gamine, tu nous ferais piétiner.

Je fus si humiliée que je lâchai la main de Hein et m’enfuis par un canal. Tout d’un coup, je m’effrayai de me sentir seule, et je ne savais pas le chemin vers chez nous : je le demandai à un homme.

— Continue par le canal, tu arriveras à l’Amstel. Puis tu tourneras à gauche, et tu trouveras bien ta rue.

En effet, une fois sur l’Amstel, je me reconnus.

De notre petit perron, je poussai l’imposte, tirai le verrou et entrai dans notre cave. En la voyant vide, sans aucun de nos enfants, j’eus peur et un si gros chagrin de ce que j’avais fait que je me jetai par terre, pleurant et appelant éperdument ma mère.

— Mère chérie, où es-tu maintenant ? Mère chérie, reviens, je ne le ferai plus jamais. Mère à moi, que j’aime au-dessus de tout, reviens. Je suis ta petite fille, je t’appelle. Tu ne reviendras sans doute jamais, ni Hein, ni Naatje. Mère, où es-tu ? Mère, reviens ! J’en veux mourir, si tu ne reviens pas.

Je me lamentais ainsi depuis longtemps, quand ma mère, hagarde, en sueur, traînant après elle les enfants qui pleuraient, rentra. Je sautai sur mes pieds ; elle fonça sur moi pour me battre. Je lui jetai mes bras autour du cou ; elle m’enlaça, et toutes les deux, en bégayant des mots d’amour, nous nous mangeâmes de baisers. Elle haletait.

— Les saltimbanques ne t’ont pas volée, ma Keetje adorée, ma perle, ma pigeonnette de velours.

Le bébé criait ; Dirk voulait faire pipi ; tous braillaient pour avoir à manger. Ma mère n’écoutait pas et, quand elle se mit à la besogne, ce fut en me tenant enlacée autour du cou, et moi la serrant, les deux bras autour de ses jupes. Toute la soirée, avec le bébé au sein, elle me garda assise sur un de ses genoux, et, malgré mon père qui bougonnait, elle voulut que je couchasse entre eux deux.

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