Keetje Trottin
Wouter, j’ai encore relu ta nuit chez cette demoiselle Laps… elle te dit que tu dois penser qu’elle est « ta propre Kristien ». Vieille malpropre, va ! Mais tu lui as montré qu’il s’agissait bien d’elle ! Tu voyais, par sa fenêtre, Femke écrasée par la foule dans ce coin du Marché au Beurre, et tu es allé à son secours. Ça c’est bon. Pour moi, tu l’aurais fait aussi…
Mais quelle nuit tu as passée ! D’abord cette Laps, brr… puis dans cet estaminet, où Femke est debout sur la table… Ecoute, je n’en sors pas ! est-ce Femke ou est-ce la princesse qui se trouvait sur cette table ? En tout cas, c’est fou, et une jeune fille ne doit pas faire toutes ces extravagances… Cependant j’aurais bien voulu être elle…
Je suis elle, et, lorsque tu m’as appelée, la voix étouffée de larmes, je t’ai bien entendu, mais je voulais être fière. Cependant, quand tu m’as embrassé la main… Oh Wouter, si ç’avait été vraiment moi… Non, non, je ne t’ai pas entendu m’appeler, je ne t’ai pas senti me baiser ma main, car j’aurais volé vers toi, j’aurais écarté toute cette racaille et me serais jetée dans tes bras… Mais elle, elle est partie avec le vieux Klaas, je ne comprends pas… Tu m’aurais emmenée, et nous serions allés sur le petit point de bois, hors de la Porte des Cendres ; le moulin aurait chanté :
Il y avait une fillette endormie dans le gazon. Si c’était Femke, Keetje… Mais oui, c’était Keetje : nous aurions été là à nous deux, sans penser encore à cette nuit terrible ; à nous deux, sans penser aux autres…
Tu y es allé après, hors de la Porte des Cendres, à la maison de Femke ; tu t’es endormi dans le gazon, et les passants t’ont pris pour un ivrogne. Comme c’est bête ! tu n’es pas assez grand pour te soûler. Même la mère de Femke te croyait ivre… enfin… Femke n’était naturellement pas à la maison.
Le mieux de tout, c’est quand tu as demandé à te laver. Mais comment as-tu pu te mettre ainsi tout nu devant quelqu’un ? Dans ta famille, on lit tant la Bible : on a dû t’apprendre qu’on ne peut pas faire ça…
Il y a quatre ou cinq ans, quand j’étais petite et que ma mère nous lavait, tous les samedis soir, le cou et les bras, je me mettais encore nue. A droite sur mes côtes, j’ai un petit point noir, et sur ma hanche gauche aussi : je les chatouillais toujours et Hein voulait les embrasser. Seraient-ils encore là ? Depuis que ma mère ne me lave plus, je ne me suis plus vue : ce n’est pas convenable… Tu sais cela cependant : chez toi où l’on parle tant de « comme il faut », on doit savoir ce que c’est que les bonnes manières.
Ce doit être cette Laps, avec ses saletés, qui t’avait ôté la honte, car il semble bien que vous avez fait des saletés ensemble… Sietske Holsma disait que son frère, également, n’était pas rentré une nuit, que les garçons sont ainsi. C’est vrai, ils pensent toujours à des choses malpropres : dans la rue les garçons ne veulent que ça, les hommes dans l’impasse ne parlent que de ça, et le patron ici ne cherche que ça. Na… na… c’est étrange, ça leur ôte le boire et le manger… Moi, je voudrais seulement être embrassée par toi…
Et elle t’a pompé dessus, la mère de Femke… mais pompé, là… Oh, je me rappelle, dans la bruyère, quand avec cousine Naatje nous marchions dans le ruisseau, comme nous étions gais après… Et un jour, seule sur la plage entre les brise-lames, je me suis mise nue, et, en me tenant à un pilot, je me suis laissé rincer par les vagues ; après, j’ai chanté, et, à la maison, tous disaient que je n’avais jamais été aussi jolie. Mais on peut faire cela quand on est petit : depuis que je commence à être grande, jamais, jamais je ne me suis plus mise nue, même pas pour changer de chemise… Non, non, ce n’est pas convenable, et tu n’aurais pas dû le faire… Enfin je te veux tout de même, et la mère de Femke n’est pas une mammifère comme cette Laps… « Appelle-moi Kristien, ta propre Kristien… » Va te faire fiche, vieille sotte, Wouter n’est pas du lard pour ton bec, et tu ne l’y prendrais plus ; il t’enverra son frère Stoffel, comme, moi, j’enverrais bien Mina au patron. Eux, Wouter, peuvent faire des saletés, ils ne demandent pas mieux ; mais nous, nous irons là-bas, où le moulin fera :
Si c’était F… Oui, c’est Keetje, moi ta propre Keetje… Sine, sine, Fanne, sine, si, si…
— Kééééé ! Kééééé… Vite, sotte fille, va chez le boucher, chercher la viande hachée : l’imbécile ne l’apporte pas. Rapporte aussi un œuf de chez l’épicier, c’est pour mettre avec la viande ; je ferai déjà tremper le pain. Allons, cours… J’ai vu Willem du boulanger, que de bêtises il raconte ! Vite, voilà l’argent. Ah Dieu, midi moins vingt !