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Keetje Trottin

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Porter des petites bouteilles couvertes, au bouchon, d’un papier doré, et des petites boîtes rouges, bleues, pourpres, dans un coquet panier, pour ne pas casser les bouteilles, c’est un joli travail. Quand j’aurai remis les médicaments chez les clients, je devrai garder un peu la petite fille de deux ans. Elle est jolie, la petite fille : heureusement, car les enfants laids, non, je ne peux pas…

Je serai très polie. Après avoir sonné, j’attendrai longtemps avant de sonner une seconde fois, si l’on n’ouvre pas. Quand la servante ouvrira, je dirai : « Vryster[1], avec les compliments du pharmacien, j’apporte une bouteille… ou une boîte… » Oui, ce sera bien : « avec les compliments », et « Vryster » sera bien aussi. J’entends toujours les bouchers dire cela aux servantes, et elles rient : donc c’est bien…

[1] Bonne amie.

Et je serai employée dans une grande maison. Il est vrai que c’est au Zeedyk, mais près du Nieuwe Markt : les « boîtes » sont beaucoup plus loin. Il y a un aide-pharmacien ; je dois l’appeler Monsieur : alors ce n’est pas un domestique, comme les deux servantes. Voyez un peu : deux servantes, et moi, le trottin… Puis il y a huit enfants : six garçons et deux petites filles. L’aîné des garçons a vingt-deux ans et est étudiant, donc tout à fait un Monsieur, et la plus petite fille a deux ans ; l’autre, quatre. Le deuxième grand fils est à l’Ecole militaire : aussi un Monsieur. Encore un autre apprend la pharmacie ; puis trois plus jeunes.

Bette, la cuisinière, nous a raconté tout cela, pendant que mère et moi, nous attendions le retour de « Madame », le jour où je suis allée m’engager. « Madame », parfaitement : c’est une « madame », la femme d’un pharmacien, et non une « mademoiselle », comme la femme de l’épicier d’à côté.

Je dois être là à huit heures du matin. J’aurai soixante « cents » par semaine, une tartine à midi, et j’aurai fini à quatre heures. Huhu ! ce n’est pas si mal pour commencer : j’ai déjà douze ans, c’est vrai…

En m’y rendant, un mouvement à l’intérieur du corps me parcourait depuis les cheveux jusqu’aux orteils et me rendait toute frissonnante. Il me fallut de suite porter une assez grande bouteille tout près, au Kloveniersburgwal, à côté du Trippenhuis.

— C’est pour l’appartement, me dit l’aide-pharmacien.

Je sonnai à la porte qui me semblait être celle de l’appartement.

— Vryster, c’est pour Mlle X…, fis-je.

— C’est à l’autre porte pour l’appartement : ici, c’est la maison.

Et la Vryster me claque la porte au nez.

Je sonne de l’autre côté. D’en haut, l’on tire le cordon. Une dame furibonde me crie :

— Tu as encore sonné à la maison. C’est ainsi chaque fois qu’on vient de chez l’apothicaire. Dis-lui que, si cela arrive encore, je me fournirai ailleurs… Quel besoin ont les voisins de savoir qu’on m’apporte des médicaments ? Dépose la bouteille sur l’escalier et dis bien que je changerai d’apothicaire s’il ne peut m’envoyer des gens capables de distinguer la maison de l’appartement.

Na ! si ç’avait été dans mon quartier, comme je vous l’aurais engueulée, cette vieille tuméfiée… S’il vous faut toujours des médicaments, c’est que vous êtes pourrie…

Je ne répondis pas et eus soin de ne rien dire à la pharmacie non plus. La porte de l’appartement était mal placée, mais c’est égal, c’est moi qu’on aurait accusée. J’étais toute défrisée.

En rentrant, je dus aller dans une ruelle du Nieuwendyk, chez un boucher de viande jeune, acheter trois livres de poitrine de veau. Trois livres ! on verra bien que je ne suis pas employée dans une petite maison… Chez ce boucher, il y n’avait que de pauvres gens des ruelles environnantes, qui achetaient quelques ragotons de viande gélatineuse, et je fis parfaitement l’effet que j’avais escompté, et tous les jours je produisis ce même effet. Eh bien, je devais, moi qui en étais fière, aller chercher cette viande, parce que Bette, la cuisinière, avec sa robe d’indienne empesée, son tablier blanc et sa cornette finement plissée, n’osait entrer chez ce boucher de viande jeune, de peu d’apparence : j’ai su cela plus tard. Tout le reste, elle l’achetait elle-même, parce qu’elle chipait des « cents » sur chaque article ; elle m’avait même recommandé de retenir cinq « cents » sur la viande : nous les aurions partagés. Mais, me regardant bien dans les yeux, elle avait ajouté :

— J’ai dit cela pour rire, car tu l’avouerais si Madame t’interrogeait.

Lina, la bonne d’enfant, était dans la maison depuis cinq ans. Elle ne sortait pas de la chambre d’enfants au second : elle surveillait là les deux petites filles, pendant que je portais les bouteilles, raccommodait continuellement le linge et repassait le linge lavé à la campagne, qui était rendu sans être repassé. Elle ne descendait qu’aux heures des repas, et alors c’était des récriminations contre les patrons, les fils, l’excès de travail, et contre l’aide-pharmacien qui, lui, mangeait à table et recevait de tout.

— Dans la semaine, au déjeuner du matin, il doit manger des tartines, mais le dimanche il reçoit tout de même des petits pains, du boudin de foie et du pain d’épice. Nous n’avons jamais que de grosses tartines de pain blanc et de pain noir. A midi, il reçoit aussi de tout, et nous seulement du fromage : allez donc avec ça jusqu’au dîner de cinq heures… et pour ce qu’il descend alors de viande ! et ces éternelles pommes de terre étuvées aux oignons… j’en ai le ventre comme un tambour.

— Mais moi, à midi, je n’ai même pas de fromage, fis-je.

— Oh ! toi, tu n’es que le trottin : tu n’es pas de la maison et il ne te revient pas plus.

Je devais souvent jouer avec les petites filles à l’entresol, là où se tenait la famille. Madame était presque toujours occupée à une broderie pour les robes des petites. Elles n’étaient jamais qu’en blanc et Madame confectionnait elle-même ces robes d’enfant ; elle tricotait aussi des chaussettes blanches ou bleues, très fines, que les fillettes portaient dans des petits souliers laqués, blancs ou bleus. Moi, pendant que je promenais la plus jeune sur mes bras, je regardais travailler les mains de Madame : comment faisait-elle ces trous de broderie ?… J’aurais donné tout au monde rien que pour pouvoir essayer de broder. Seulement Madame me disait tout le temps de m’occuper de l’enfant.

Mais ma joie, mon extase, dans cette chambre, était une des deux alcôves à double battant, remplie de rayons avec des livres, et aussi un monceau de livres jetés pêle-mêle à terre. C’étaient des livres pour les jeunes garçons : des livres d’étude, auxquels je ne comprenais rien, mais surtout des livres à images et pour la jeunesse, qui me délectaient chaque fois que Madame quittait la chambre, quand une visite l’appelait au salon ou qu’elle allait arranger les tiroirs et les armoires de sa chambre à coucher. Alors Willem, un des fils, qui avait onze ans, me laissait lire et faisait « ssst ! » dès qu’il entendait revenir sa mère.

— Si tu me laisses t’embrasser, tu peux lire tous les livres, et je t’expliquerai.

Na ! m’embrasser, il le pouvait pour rien, parce qu’il avait de beaux cheveux blonds en touffe sur la tête, et une peau propre et rose, et une voix claire, comme tous les enfants riches…

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