Keetje Trottin
Line et Bette, assises à la table de café, mangeaient leurs tartines au fromage et buvaient du café. Moi, à distance sur un tabouret, je mangeais ma tartine à sec : je n’étais pas de la maison.
Line bêchait :
— Oui, elle dit des vers en société : ce que ça doit être gracieux, cette femme de quarante-huit ans, déclamant des vers, les yeux levés au ciel et les mains sur le cœur.
— Comment sais-tu qu’on lève les yeux au ciel et qu’on met les mains sur le cœur pour dire des vers ? demandai-je.
— De quoi te mêles-tu, morveuse ? Mais je veux bien t’expliquer comment je le sais. Le dimanche, quand je sors, je vais avec ma famille au Palais de Cristal : il y a là des représentations où l’on chante et où l’on déclame. Eh bien, on lève toujours les yeux et l’on met ses deux mains sur son cœur quand on parle d’amour, et dans tous les vers on parle d’amour… Je dis que pour une femme de l’âge de Madame, et abîmée par les enfants, c’est grotesque.
— Peuh ! fit Bette, chez les riches, les femmes croient qu’elles restent jeunes. Quand nous nous marions, nous donnons nos robes claires et nos rubans à nos jeunes sœurs, parce que ce n’est plus de mise quand on est marié : notre fortune est faite. Mais elles commencent seulement alors à s’habiller de rose et de bleu, et ainsi jusqu’à cinquante ans. Aux plus vieilles, aux plus folles… As-tu remarqué hier soir ce décolletage et ce cou de vieux dindon ?
— Oh ! oui, et l’autre jour encore… ils avaient oublié un parapluie. Monsieur accourt me dire de le porter à Madame, parce qu’il devait monter chercher des cigares. Elle attendait sur le petit pont de bois de l’Achterburgwal, la robe retroussée, montrant ses maigres jambes. Quand on va en soirée, l’on prend des voitures.
— Oh ! leur budget ne le leur permet pas, avec tous ces enfants. A cause de cela, elle est toujours en bisbille avec sa sœur qui, elle, va en voiture : mais elle n’a que deux enfants, et son mari est courtier.
— Cependant cette pharmacie rapporte ferme !
— Oui, mais tous ces enfants qu’on élève comme des princes : un docteur, un officier, un pharmacien… Gerrit veut être avocat. N’y-a-t-il pas jusqu’au petit Willem qui parle de devenir chirurgien ? Puis la musique, les langues, le dessin, tout l’argent qu’ils donnent à des livres. Ce n’est pas leurs servantes qu’ils payeront trop ! Je suis entrée, il y a cinq ans, à cinquante florins par an ; depuis deux ans, j’en ai cinquante-cinq, et maintenant elle me laissera partir plutôt que de me donner les soixante florins que je réclame. Du reste, il vaut mieux que je parte : cela m’agace trop de manger tous les jours leurs pommes de terre aux oignons et leur viande gélatineuse, et de devoir monter tout le temps des paquets de livres pour lesquels on gâche de l’argent.
— Na ! Line, fis-je, des livres, j’en achèterais aussi, si je mangeais comme vous tous les jours de la viande.
— Toi, tu es comme eux, j’ai de suite senti cela… Une gamine qui se laisse appeler trois à quatre fois pour manger sa tartine avant de lâcher son livre, doit être comme eux. Si j’étais ta mère, je t’implanterais d’autres idées : tu serais mieux lavée, et je t’en donnerais de la tignasse sur le dos, et au premier livre que tu prendrais dans les mains, je t’en ferais passer le goût du coup.
— Mais, Line, fit Bette, Keetje ne te fait rien : pourquoi t’acharnes-tu ainsi sur elle ?
— Elle ne me sert à rien quand elle est en haut. L’autre jour, elle a laissé tomber la petite sur la tête, que je croyais que c’était un fer à repasser. Elle lisait quelque chose de Rembrandt. Je ne l’ai pas dit à Madame, parce qu’on l’aurait renvoyée, et j’aurais été encore une fois seule pour la besogne. Et quand je me plains à Madame qu’elle lit toujours, elle me répond : « Oui, c’est bien dommage pour cette enfant qu’elle ne puisse étudier : je n’ai jamais vu une rage de la lecture comme la sienne. » Voilà, c’est dommage pour l’enfant… Pour moi, ce n’est pas dommage que je m’anémie et me casse ici depuis six heures du matin jusqu’à minuit, tous les jours ! Tiens, ne me parle pas de ces gens, ni de cette gamine…
Elle se leva, jeta sa chaise en arrière et sortit.
Bette me dit, en ramassant la chaise :
— Quels embarras, et tout cela parce qu’on ne veut pas l’augmenter de cinq florins par an !
Et c’est sur moi qu’elle passe sa rage… Moi aussi, je pourrais me plaindre. Au lieu de partir à quatre heures, je ne pars qu’à sept, et je reste tout le temps sans manger. Mais quand je lis, je n’y pense pas. Elle peut dire ce qu’elle veut : je lirai tout de même !
Je montai à l’entresol. Le docteur, un ami de la maison, était là : c’était le parrain de Willem ; il lui apportait souvent des livres. Alors, un livre sur la table et Willem entre ses jambes, ils le parcouraient ensemble. C’était presque toujours des livres à insectes ou à poissons, magnifiquement coloriés. Aujourd’hui, il lui avait apporté un livre avec des poissons.
— Des poissons vulgaires, disait-il : « vulgaires » ici veut dire qu’il y en a beaucoup. Mais vois ces couleurs copiées de la nature : elles ne sont pas vulgaires. Voilà des harengs : on dirait de l’argent verdâtre et bleuâtre ; ils sont aussi beaux que bons. Dans l’eau, ils doivent être superbes, mais nous les apprécions le mieux dans la poêle : rien de meilleur que des harengs frais, bien entaillés, tournés dans de la farine et rissolés, tout croustillants, dans de l’huile. Quel dommage qu’on ne puisse les conserver pour l’hiver ! J’en parle souvent avec ma sœur, mais elle me dit que c’est impossible. Cependant si on les mettait tout à fait préparés dans des cruches, en laquant bien les bouchons ?
— Mais on ne saurait faire entrer la tête par le goulot, fis-je.
Il me regarda.
— Eïe, eïe, tu dis quelque chose…
— Si on les mettait en rond dans des verres ou des pots, avec un papier dessus ou une vessie, comme la confiture.
Je montrai un pot de confiture dans le buffet.
— Eïe, eïe, une vessie… tu dis quelque chose, répéta-t-il, en me regardant par-dessus ses lunettes. Je vais en parler à ma sœur. Je donnerais beaucoup pour avoir en hiver des harengs rissolés, et, si cela réussit, je t’inviterai à venir en manger… Viens donc, un de ces jours, voir les tulipes de ma sœur, elles sont justement en fleurs, et nos canaris… pour ce qui est de chanter, tu n’auras jamais entendu cela !
— Ne parlez pas de chanter devant Keetje : elle s’y mettrait, et cela empêche Eudore de travailler son examen.
J’en avais le sang à la tête.
— Je puis aller voir les tulipes et les oiseaux, Willem, fis-je, en me laissant embrasser derrière le battant de l’alcôve aux livres.
J’y fus deux jours après. C’était, à l’Oudezydsachterburgwal, une maison à un étage, à large fenêtre à guillotine et à petits carreaux. On montait un perron de face, de deux marches, flanqué de bancs. La porte brillait comme un miroir. La servante ouvrit la moitié du haut.
— Je puis venir voir les tulipes et les canaris.
Alors elle me fit entrer et me conduisit par le long corridor, sur un beau tapis moelleux, jusqu’à la porte du jardin, et me dit d’attendre, qu’elle allait appeler Mademoiselle.
Une vieille dame vint, à large crinoline, les manches bouffantes, une collerette plate, en dentelle, autour de son cou nu et ridé, des bandeaux collés sur ses oreilles, et une coiffure de dentelles blanches, à rubans lilas.
— Tu viens voir mes tulipes ?
Elle ouvrit la porte du jardin.
— Oh ! fis-je.
Dans un tout petit jardin, dont les murs étaient entièrement couverts de lierre, il y avait deux corbeilles de tulipes, et, autour du jardin, une bande également de tulipes. Dans une des corbeilles se trouvaient des mélangées, surtout des mauves et des pourpres ; dans l’autre, seulement des rouges à rainure orange, et les tulipes autour du jardin étaient jaunes, rien que jaunes, comme de l’or : le soleil donnait droit dessus.
Je ne pus rien dire. Elle crut que je n’aimais pas ses tulipes.
— Tu ne les trouves pas belles ?
— Oh ! Mademoiselle, fis-je, en levant les yeux vers elle.
— Ah, je vois, tu es saisie… tu n’as jamais vu ça, n’est-ce pas ? Il m’est impossible d’en couper, cela ferait un vide ; puis les tulipes de cette corbeille-là sont toutes des premiers prix.
Elle me montra la corbeille de mauves et de pourpres.
— Mais tu peux revenir les regarder, puisqu’elles t’impressionnent tant. Viens maintenant voir les canaris.
Dans mon émoi, je n’avais pas aperçu la grande cage de canaris sur le haut du perron du jardin. J’avais déjà vu un ou deux canaris dans une cage, mais ici il y en avait vingt-cinq, me disait la dame. Ils étaient tous jaune-clair et avaient le chant doux.
— Je ne puis supporter le chant aigu, cela m’étourdit.
Je regardai en extase les oiseaux voltiger, ou s’ébouriffer les plumes, ou s’arrêter sur le bâton, se gonfler la gorge, ou chanter de joie, ou gazouiller comme s’ils se parlaient, se parlaient… Puis, il y en avait qui se trempaient dans un petit bac d’eau.
J’étais très intimidée, parce que je ne savais comment expliquer à la demoiselle que, si j’avais habité la maison, j’aurais passé les journées assise sur un petit banc entre les fleurs et les oiseaux. Je me sentais impolie de ne pouvoir rien dire et ne savais comment partir.
Elle me donna deux caramels en me conduisant à la porte.
— Alors, Mademoiselle, je puis revenir ? risquai-je.
— Oui, et bientôt, car les tulipes en ont encore pour huit ou dix jours.
— Je peux aussi revenir pour les canaris ?
— Oui, aussi pour les canaris.
Elle ferma la porte en me souriant.
Oh ! je dois dire ça à mère. Oh ! que c’était beau, et je puis revenir…
Le surlendemain, Willem avait été à la table de café chez son parrain. Je demandai comment étaient les tulipes, maintenant qu’il avait plu, et si les oiseaux se trouvaient encore dehors.
— Non, ce n’est que lorsqu’il y a du soleil qu’on les met sur la terrasse… Marraine m’a dit que tu es une sensitive…
— C’est mal ça, Willem ?
— Non, mais elle dit que c’est malheureux, que tu souffriras beaucoup, à moins que tu ne t’abrutisses…
— M’abrutir, moi ? Pourquoi ? pourquoi ?
— Ah ! je ne sais pas…