← Retour

Keetje Trottin

16px
100%

Nous avions déménagé. Non, cela n’allait pas, avec tous ces enfants, d’être au second sur le devant, au Haarlemmerdyk. Moi, avec ma manie d’aimer à voir pousser des plantes, j’avais semé des fèves mouchetées dans des pots posés à l’extérieur de la fenêtre. Matin et soir, et à midi en venant dîner, j’allais d’abord droit à mes pots. Si les fèves ne poussaient pas assez vite, je remuais un peu la terre pour voir si elles gonflaient. Quand elles gonflaient, je n’y touchais plus : alors bientôt un petit bourgeon courbe perçait la terre ; après, la fève éclatait, et le bourgeon, devenu tige, se redressait, portant à son extrémité deux petites feuilles repliées. Ma joie et mon étonnement s’exaltaient, et j’appelais tout le monde pour admirer.

— Ah cette créature enfantine…

Mais Klaasje, en jouant devant la fenêtre ouverte, avait fait tomber un des pots sur le dos du laitier d’en bas, qui, à la rue, nettoyait ses tonneaux et ses seaux. Puis Klaasje se penchait trop : un jour ou l’autre il tomberait. Et on avait aussi toute la journée la marmaille dans les jambes…

Enfin, nous étions retournés du côté de la Weesper Esplanade, à l’extrémité de la ville, dans notre ancienne impasse. Là, les enfants pouvaient s’amuser devant la porte, et même aller aux Remparts boisés, près du Moulin à scier le bois, et y jouer comme en pleine campagne.

Un jour, y étant assise dans l’herbe avec Klaasje, j’avais attrapé une grosse mouche ; je lui avais arraché une patte après l’autre, la laissant marcher après chaque amputation, pour voir. A la fin, n’ayant plus de pattes, elle se soulevait en des soubresauts pour m’échapper. J’eus alors tellement peur que je la laissai là, et partis vite avec Klaasje. Je revoyais constamment cette mouche en ses soubresauts, et, pendant de longues années, je fuyais devant les grosses mouches, croyant qu’elles venaient venger l’autre.

Depuis trois ans que nous avions quitté le quartier, rien n’y était changé ; seulement les garçons et les filles avaient grandi, et beaucoup d’autres petits enfants s’étaient ajoutés. Les grandes personnes étaient restées de même : donc vous voyez bien qu’elles ont toujours été grandes et vieilles…

Au fond de l’impasse, Kaa, qui avait soixante et onze ans, les avait toujours eus. Elle disait qu’elle était née dans l’impasse ; qu’elle avait joué, petite, là sur la pierre, avec ses osselets, comme moi… mais qu’elle était moins méchante que les enfants d’aujourd’hui ; que, quand sa mère l’appelait, elle venait tout de suite ; que le bâton était du reste derrière la porte, et que, lorsqu’on avait été méchant, il fallait aller le chercher soi-même pour se faire frapper ; que les parents savaient se faire obéir ; qu’à elle, cela lui vibrait dans ses « charnières » quand ma mère m’appelait et que je lui répondais en criant : « Attendez, attendez que j’aie fini mon jeu d’osselets », et que je continuais, en faisant « tic tic » avec ma grosse bille.

— Oh jamais, jamais, je n’aurais osé faire ça avec ma chère mère !

Et les larmes lui venaient aux yeux.

Eh bien, elle ment, Kaa. Nous sommes venus la première fois dans l’impasse quand j’avais neuf ans. Kaa était là, à l’entrée, comme maintenant, avec son bonnet noir à ruches, ses joues brique, ses six jupons et son tablier bleu, bougonnant qu’on acceptait trop d’enfants dans l’impasse. Et elle nous comptait, comme elle comptait tous les enfants des nouveaux habitants dès leur arrivée, et comme elle nous a recomptés quand nous sommes revenus.

— Tiens ! s’est-elle écriée, en voyant Catootje, un de plus… seulement un ? fit-elle en se tournant vers ma mère. Enfin elle gueulera pour trois… Quel plaisir avez-vous à cela ?… Depuis soixante-dix ans que j’habite mon coin, il en est né des mille et des mille de ces mômes dans toutes les maisons de l’impasse, sans compter ceux apportés de l’extérieur… Ah ceux-là surtout m’horripilent : ceux nés ici sont tout de même un peu de la famille, ce sont des enfants de l’impasse. Mais n’importe, tous ne font que crier, désobéir, et mettre tout sens dessus dessous…

Quand nous sommes revenus après trois ans, Kaa était donc sur le seuil, exactement comme avant, avec son bonnet, sa figure brique, ses jupons et son tablier, faisant aussi exactement les mêmes récriminations. Donc Kaa ment : elle n’a jamais eu de mère, n’est pas née, et a toujours, toujours été comme maintenant. Brrr… Oh j’en ai peur : jamais je ne veux entrer chez elle, même pas pour voir le fuchsia, gros comme le bras, qu’elle cultive sous la fenêtre de derrière. Il paraît qu’il est aussi vieux qu’elle ; que l’hiver elle le couvre de sacs pour le préserver du froid ; que, l’été, elle passe ses dimanches à le tailler, l’arroser, et à empêcher qu’une clochette ne pende plus loin que l’autre. Donc, encore une preuve qu’elle a toujours été décrépite : ce fuchsia ne change pas ; depuis que nous avons habité l’impasse, on parle de sa grosseur et de ses clochettes roses et pourpres… Et son chien Lette, il est gros comme un boudin et marche les pattes écarquillées, et, depuis toujours, il refuse de manger les croûtes de pain noir, parce qu’il n’a pas de dents.

Kaa me déteste : elle voit que j’ai peur d’elle et que, le dimanche, quand les gens de l’impasse sont sortis pour se promener sur le Canal ou aux Remparts ou bavarder sur les perrons, je n’ose pas entrer dans l’impasse si je la sais seule, occupée à son fuchsia, ou arrêtée sur le seuil, barrant l’entrée avec ses jupes, Lette étendu sur le dos, son vilain ventre en l’air, aucun des deux ne bougeant pour vous laisser passer. Je m’assieds alors sur le petit perron à côté de l’impasse, attendant les nôtres ou un voisin. Kaa ne dit d’abord rien ; puis elle me regarde, les yeux injectés, et finit par me dire que je ferais mieux d’aller chercher de la braise de tourbe et de l’eau bouillante pour faire le café pour quand ma mère rentrera, que de traîner mon derrière sur le perron. Mais nenni, je n’entre pas. Kaa, son chien et son fuchsia me feraient devenir vieille comme eux. Ah non ! Ah non !… Hououou, avoir toujours été vieux, vieux… Elle me chasse un frisson par les côtes, de peur…

J’aimais cependant l’impasse, et tous les voisins nous avaient fait fête à notre retour et s’étaient étonnés de nous voir si grandis.

— Mina est une jeune fille, et Keetje n’est plus une enfant. Keetje, voyez donc, elle a trois fois plus de cheveux que lorsqu’elle a quitté il y a trois ans… Dieu ! qu’ils ondulent et qu’ils sont clairs : c’est comme du maïs… Et voyez donc ses ongles… Elle s’est élancée, elle est haute sur échasses, mais un peu pâle… Bientôt il lui faudra une robe longue…

On demanda quelque chose à l’oreille de ma mère.

— Non, non, c’est encore une enfant, fit-elle.

— Tout à fait une enfant, ajouta Mina, et ne vaut pas qu’on s’en occupe tant.

— Oh n’aie pas peur, on s’occupera toujours d’elle ! c’est elle, le coq faisan de la famille.

— Je ne me laisserai pas manger le fromage de mon pain par elle. C’est une enfant, et elle n’aura pas de jupe longue de si tôt… Quant à ses cheveux jaunes, huhu…

Elle n’acheva pas sa pensée.

— Et que va-t-elle faire maintenant, grande comme elle est ? servir ? aller à la fabrique ?

— Oh non ! j’apprends les modes.

— Les modes ! Ah la la ! fit Mina ; elle est trottin chez une modiste.

— J’ai garni tout de même un chapeau pour la demoiselle d’une marchande de poisson de rivière, il était très joli ; et j’ai fait aussi ton chapeau de dimanche et le mien, et le bonnet à ruches de mère. Essaye donc de faire une ruche.

— C’est égal, tu n’apprends pas les modes : ce sont les demoiselles qui paient, qui apprennent.

— Moi, j’apprends aussi : je n’ai pas comme toi les yeux en poche et les doigts gourds.

— Quoi ? Quoi ? avec tes cheveux de putain… toutes les putains se teignent les cheveux de la couleur des tiens.

— C’est qu’elles trouvent cette couleur plus belle que la leur ; et toi, tu donnerais un de tes vilains petits yeux pour avoir ma couleur jaune.

— Hein ! quoi !

Elle s’élança vers moi pour me défoncer le dos à coups de poing, mais je jetai ma jambe droite en l’air, et si elle n’eut sauté en arrière, elle l’attrapait sous le menton. Les voisins s’entremirent.

— Mes cheveux jaunes, mon menton pointu, mon cou de girafe, mes jambes comme des échasses, mes dents de chien, j’en ai assez. Tu as voulu me donner une résille pour cacher mes cheveux, et tu veux m’empêcher de rire pour qu’on ne voie pas mes dents… Quant à mon cou de girafe, dans les livres on dit : « long cou de cygne » : long, long, entends-tu, et un long cou est joli, et tu es trop bête pour comprendre…

Eperdue de rage, je me sauvai dans notre nouvelle maison et grimpai dans l’alcôve de dessus pour pleurer et me lamenter de ce que personne ne m’aimait et que ma mère m’avait toujours laissé malmener par cette vilaine grande bringue… Petite aussi, quand je voulais coucher dans le lit de ma mère, les nuits que père ne rentrait pas, elle me jetait dehors et prenait ma place. Si on achetait une robe neuve, c’était pour elle, et sa vieille, à elle, était changée pour moi. Avec elle, mère sortait regarder les vitrines et buvait du café sucré pendant que nous étions à l’école : je trouvais les fonds de sucre dans les tasses, en rentrant… Et maintenant que j’ai acheté un paletot de mon propre argent, je dois le lui prêter pour faire une visite à l’oncle Marten ; et, après, elle va se balader dans la Kalverstraat, et faire des embarras avec mon paletot, dont les coutures éclatent tant il la serre. Pendant ce temps, moi, je ne peux pas sortir, ou je dois mettre son vieux châle…

Personne ne prend mon parti, personne ne m’aime, je veux m’en aller bien loin, bien loin… Mais si elle ose encore me frapper, je lui mordrai le cœur hors de la panse… Et mère qui laisse faire : elle en a peur… Père n’aime pas Mina, il dit que ses orteils sont un peu loin de ses talons.

— Tu sais, tu sais, criai-je de l’alcôve, tes orteils sont trop loin de tes talons.

Et je riais, et lui montrais la langue et les poings.

Elle me regardait ahurie, mâtée de cette crise de fureur. Ma mère lui parla doucement de mes maux de reins et de tête.

— Keetje, descends, dit-elle, le café est prêt. Voyons, tu ne t’es jamais fâchée ainsi, tu as mal sans doute…

Je me laissai glisser par la corde et m’arrêtai, attendant ce que Mina allait faire. Ma mère mit du sucre dans ma tasse seule.

— Voyons, vous êtes des sœurs, tâchez de vous comprendre.

Nous nous regardâmes ; mais non, nous ne nous supportions pas… Depuis, il y eut toujours une gêne entre nous, et elle n’osa plus mettre mon paletot.

Chargement de la publicité...