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Keetje Trottin

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Vie de Rembrandt van Ryn.

— Est-ce beau, Willem ?

— Oui, tu l’aimeras. Rembrandt est notre plus grand peintre, comme Joost van den Vondel est notre plus grand poète.

— Qu’est-ce qu’il peignait, Willem ?

— Oh ! des portraits, des tableaux avec des Juifs de la Bible, des leçons d’anatomie ; il a aussi peint une Ronde de Nuit à travers la ville, et il a fait des eaux-fortes, beaucoup d’eaux-fortes.

— Des eaux-fortes, qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas très bien comment cela se fait. Je demanderai à parrain ; après, je te l’expliquerai… Voilà une eau-forte ; elle est justement de Rembrandt : La Fuite en Egypte. Tu sais ce que c’est, la fuite en Egypte ?

— Mais oui : de la Bible… Ah ! voilà l’âne, et Marie et l’enfant Jésus dessus, et, à côté, Joseph… Ah ! c’est une eau-forte ?… Ce sont des images enfin, mais noires…

— Images… oui… mais il y a de l’art… Je ne sais pas encore bien ; il faut entendre Eudore quand il en parle !

— J’aime surtout l’âne : il porte si docilement la Vierge et Jésus. Tu ne trouves pas que c’est un chéri d’âne ?

— Oui, mais on ne doit pas juger ainsi. Eudore sait comment on doit en parler… Rembrandt habitait dans la Jodenbreestraat.

— Ici, dans le quartier juif ?

— Oui, près du pont.

— Etait-il Juif ?

— Non, mais Eudore dit que, s’il a peint les Juifs comme il l’a fait, c’est parce qu’il les voyait tous les jours.

— J’irai regarder la maison.

— Puis il a eu de la misère et il a dû aller au Canal des Fleurs, dans le Jordaan.

— Ah ! il a eu de la misère, et on écrit des livres là-dessus ? Je vais lire celui-ci. Et que sont devenus ces portraits et ces images ?

— Ils sont, pour la plupart, au Trippenhuis.

— Willem, Willem, vite, arrive, il est temps pour l’école !

Willem fila. Je descendis et pris mon panier rempli de bouteilles et de boîtes.

J’irai d’abord à la maison de Rembrandt… Quand j’eus passé le pont, je la vis tout de suite, à droite. C’était écrit dessus : Maison de Rembrandt. Je n’y remarquai rien, à cette maison ; elle était comme les autres, mais je fus émue qu’un homme qui avait vécu il y a si longtemps et qui avait eu de la misère, eût monté et descendu ce perron et qu’il eût regardé, par ses fenêtres, les Juifs, pour les peindre.

Peindre ces Juifs sales, aux yeux malades, comment était-ce possible ? Il les aimait sans doute parce qu’ils étaient pauvres ? Moi, je les aime bien également : ils sont si bons… Il m’aurait peinte aussi peut-être, car je ne suis pas mieux habillée qu’eux… Je vais voir au Trippenhuis. Père doit souvent y conduire des étrangers : il dit aussi que, quand la porte s’ouvre, on aperçoit des tableaux avec des gens habillés comme il y a des siècles.

Je portai vite toutes mes commissions, en gardant, pour la dernière, celle de la dame à côté du Trippenhuis. Puis je montai le grand perron et voulus entrer. Un monsieur, assis sur un tabouret, me retint de la main.

— Que viens-tu faire ici ?

— Je veux voir les tableaux et les images de Rembrandt.

— Toi ? Déguerpis, n’est-ce pas, ou je te « Rembrandterai ». Allons file, et plus vite que ça, ou peux-tu payer plusieurs « dubbeltjes » ?

Il me poussa dehors en grognant : « Où a-t-elle cherché cette idée ? »

De loin, je crachai vers lui et l’appelai « pierre de tonnerre… » Et je dirai à mon père de ne plus vous amener de clients. A-t-on jamais vu ? n’aurait-il pu me laisser passer en tapinois ?

En traversant le Nieuwe Markt, je vis Bette arrêtée devant des paniers de poisson : elle discutait le prix d’une belle alose, que la marchande, le joug en travers du dos, tenait levée d’une main, en ouvrant de l’autre les branchies.

— Il est frais comme du beurre : un florin, vraiment, pas moins… Je dois cependant gagner deux sous, je ne puis travailler tout à fait pour rien.

— Seize sous, je ne donne pas plus.

— Allons, une bête semblable ? dix huit, voyons, c’est donné !

— Seize, pas davantage, fit Bette en s’en allant.

— Allons, venez !

Elle ouvrit le ventre du poisson, fit tomber les boyaux, gratta les écailles, et le taillada à détacher presque les morceaux. L’eau m’en venait à la bouche. Comme ça doit être bon à manger, du poisson rose ainsi ! Bette fit mettre le poisson sur la paille dans un panier plat ; puis on le couvrit encore de paille.

— Voilà, Vryster.

— Bette, vous allez manger ce bon poisson à la maison, demain dimanche ?

— Ho ! là là, non, de l’alose, ce n’est pas pour eux. Non, c’est demain l’anniversaire de ma mère. Toute la famille envoie quelque chose de bon pour un grand repas… Moi, j’envoie cette alose, on ne pourra pas se plaindre. Veux-tu porter ce panier chez ma mère, ici tout près, dans la Jonkerstraat ? Je te donnerai une tasse de café à quatre heures.

En revenant, Bette me versa une tasse de café, que je dus aller boire dans un placard, de crainte que quelqu’un de la maison n’entrât dans la cuisine et ne le vît.

— Tu comprends, tu n’es pas nourrie de la maison…

Le dimanche matin, quand j’arrivai en robe propre, Bette et Line étaient en émoi. Le samedi soir, l’aide-pharmacien et les grands fils sortaient chacun de leur côté et rentraient très tard. Un d’eux avait, en rentrant, vomi affreusement sur le cabinet, mais personne n’avouait. Aucune des servantes ne voulait le nettoyer. Elles ne disaient cependant rien à Madame, mais elles prétendaient me faire nettoyer cette horreur.

— Je ne le ferai pas, je suis le trottin, je ne suis pas de la maison, c’est votre besogne.

— Tu le feras ! fit Line, blanche de colère.

Elle empoigna le seau rempli d’eau et voulut me forcer de le prendre, en courbant ma main sur l’anse. Mais j’y donnai un coup de pied qui le renversa dans la cuisine bien nettoyée, puis je m’enfuis de la maison et rentrai chez nous. Tout le monde me donna raison, Mina en tête, et je ne retournai plus chez le pharmacien.

Je pensais au livre de Rembrandt, que je n’avais pu lire, et un peu à Willem, mais pas beaucoup… en somme, c’était un riche… Ma mère trouva mieux de m’envoyer de nouveau pour un an à l’école.

— C’est encore là que cette créature enfantine est le mieux…

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