Keetje Trottin
J’allai, avec la première, au Canal des Empereurs faire choisir des chapeaux. C’était une jeune dame brune et pâle qui devait choisir. Elle portait une robe beige, très étroite de jupe, avec une tunique relevée en pouff, le corsage court à petites basques. Elle prit un chapeau de paille, couleur naturelle, garni de velours noir et de roses roses. Elle le tourna dans tous les sens, s’en coiffa et, en se mirant, le croqua.
— Ça vaut mieux, fit-elle, donnez-moi des ciseaux.
Et elle enleva les roses.
— Voilà ce qu’il faut : ces roses le rendent vulgaire. Vous me mettrez à la place deux choux de velours noir. Vous voyez…
Et se tournant vers la première :
— C’est beaucoup mieux : c’est ainsi que je le veux.
J’étais étonnée : en effet la dame, sans les roses, était plus fraîche et plus distinguée. Elle essaya un autre chapeau sur le devant de sa haute coiffure.
— Il faudra me faire cette forme-là en gaze brune coulissée, avec des nœuds noués en beau satin du même ton. Voilà, tâchez que je les aie pour après-demain au plus tard.
Et elle sortit de la chambre. Une demoiselle, qui avait donné les ciseaux et qui portait un petit bonnet de tulle blanc avec une rose piquée de côté, et un petit tablier à bavette tout en broderie, nous fit sortir.
La première était vexée. La dame ne lui avait pas laissé dire un mot, avait simplement commandé et était partie.
— Peuh ! pas de roses, pas de plume ni de boucle, simplement des rubans ! Sais-tu, Keetje, ce que c’est ? Elle n’a pas le sou : quelqu’un qui a des sous ne prend pas des chapeaux si simples. Elle a beau être comtesse, elle ne doit pas avoir le sou. C’était bien la peine de me déranger moi-même, tu aurais parfaitement pu faire la commission. Tiens, je vais par ici ; toi, tu dois prendre par là.
L’air décidé et sûr de soi de la dame m’avait impressionnée. Puis une comtesse… elle pourrait bien avoir raison. Je veux voir…
J’entrai dans un couloir de magasin, où je savais que la porte du fond avait une glace, et j’essayai tous les chapeaux : d’abord un avec des fleurs, puis celui sans fleurs, puis un avec une plume, puis encore celui avec des nœuds ; et je vis que les chapeaux les plus simples étaient les plus seyants.
Au milieu de mes expériences, la porte-glace s’ouvrit : un vieux monsieur et une dame sortirent. Ils s’arrêtèrent, interdits ; moi aussi, avec un chapeau sur ma tête ; alors, en pouffant, ils partirent.
Je remis le tout dans la caisse et m’en fus au Kattenburg porter un chapeau que je ne pouvais laisser que contre paiement. Je ne reçus pas de pourboire.
En revenant par le quartier juif, je m’entendis héler :
— Kee ! Kee ! attends donc.
C’était Rika la repasseuse, avec un panier à linge vide.
— Faisons route ensemble. J’ai rapporté du linge ; on ne m’a pas payée, sans cela… Dieu sait si j’ai envie de vinaigrés, l’eau m’en vient à la bouche. Tu n’as pas d’argent ?
— Moi ! non, on ne m’a pas donné de pourboire.
— Mais tu as l’argent des chapeaux.
— Oui, d’un chapeau : six florins.
— Eh bien alors ? viens, nous allons en prendre vingt-cinq cents.
— Oh non, je n’ose pas. La patronne m’a dit de ne livrer le chapeau que contre argent : s’il manquait un sou, j’aurais des embêtements. Puis, ce n’est pas à moi.
— Tu têtes encore ? Si tu ne pouvais laisser le chapeau que contre l’argent, c’est que c’est une mauvaise paye. Alors rien d’étonnant qu’elle te donne vingt-cinq cents de trop peu. Tu n’as qu’à dire qu’elle voulait te faire revenir parce qu’elle n’avait que des billets ou la somme moins vingt-cinq cents, et que tu as préféré accepter la somme incomplète, quitte à aller chercher le restant un autre jour. Tu comprends que la patronne n’ira pas à Kattenburg demander si c’est vrai, et samedi tu le rendras sur ta semaine.
— Mais je donne ma semaine à ma mère : c’est juste le loyer.
— Oh d’ici samedi, tu recevras des pourboires.
Et, sans plus, elle s’arrêta devant une charrette de vinaigrés et piqua dans les petits tonneaux. L’eau me vint aussi à la bouche et je piquai à mon tour. La saumure nous dégoulinait du menton. Je changeai un florin pour payer. Nous nous essuyâmes avec nos mains.
— Merci, tu sais… Je m’en vais vite, la prochaine fois c’est moi qui paye.
La patronne me crut et dit que j’avais bien fait d’accepter, que sans cela elle n’aurait jamais vu un sou.
— Tu n’as qu’à aller à Kattenburg un de ces jours pour les vingt-cinq cents.