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Keetje Trottin

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Wouter, comme c’est mal que tu n’as pas voulu reconnaître Femke chez les Holsma, parce qu’elle est blanchisseuse. Alors, si moi je n’apprenais pas les modes et si mon père n’avait pas son fiacre à lui, ce qui fait que je suis fille de patron, tu ne voudrais pas me reconnaître si je te rencontrais. Maintenant nous causons ensemble sur le petit pont de bois, hors la porte des Cendres. Mais si, comme Mina, j’étais servante… Mina est laide, elle a un nez où il pleut dedans, et elle me frappe sur le dos. Puis elle ne sait rien faire de rien, ni mettre ses cheveux en papillottes, ni faire un chapeau de poupée. Et elle ne dit pas tout. Moi, en causant avec toi, je te dis tout ; sans cela tu ne me connaîtrais pas et tu pourrais croire que je t’ai trompé.

Ecoute… je n’apprends pas les modes… je fais les commissions, j’ôte les poussières chez les étudiants et je pèle les pommes et les poires… je mange les pelures… Puis, l’autre jour, le patron m’a appelée dans la cave au charbon… il m’a fait très mal… Il a encore essayé de m’y faire venir ; comme je ne voulais pas, il m’a tirée, mais je lui ai mordu les poings. J’ai encore pleuré et tremblé, mais il n’a pu me faire venir… Corry, elle, ne le mord pas, ni la première… Puis chez nous, Wouter, comme mon père boit toujours… nous ne pouvons payer le boutiquier, ni le propriétaire, et… nous n’avons pas toujours à manger… Pour le cheval et le fiacre qui viennent de mon oncle, mon père doit tant donner par mois qu’il gagne moins que lorsqu’il était cocher… J’ai dû porter ma robe de première communion au « Lombard »… Avant d’être ici, je devais aller chercher la soupe à la distribution ; maintenant Hein va la chercher, mais il en épanche la moitié… Tu vois, je ne suis pas une jeune demoiselle, comme toi un jeune monsieur… Non, je suis une fille comme Femke… et tu ne voudras pas me reconnaître quand tu me rencontreras… Na… Na… il fallait cependant que je te le dise… Maintenant tu sais qui je suis…

Mais, Wouter, je deviendrai modiste… je regarde comment fait la première. On m’a donné un chapeau qu’une dame avait laissé au magasin, en se coiffant du nouveau ; je l’ai arrangé pour moi. La seconde trouvait qu’il avait de l’allure… la première disait :

— Oh, elle ne l’a pas appris : elle ramasse ça en nous voyant faire : il ne manquerait plus qu’elle aille apprendre toute seule et en savoir autant que nous, qui avons payé des années d’apprentissage.

Elle m’éloigne d’elle maintenant… Mais j’ai mes yeux… tu vois, je serai modiste, et nous pourrions bien… en empruntant, ouvrir un magasin. Ton père vendait des souliers… des chaussures de Paris… c’est aussi avoir un magasin. Et cependant ta mère disait qu’il ne savait pas tenir une alêne en main… Na ! moi, je ne suis pas une demoiselle : il faudra donc que je connaisse le métier…

Wouter, quand vais-je te rencontrer ?… Pourvu que ce soit un dimanche, quand j’ai mes cheveux à l’anglaise et un tablier blanc, et que je ne sois pas avec cette traînée de repasseuse… elle, il ne faut pas la vouloir : elle fait des saletés avec les hommes, et elle m’a fait voler… Mais je l’ai rendu sur ma semaine. Alors j’ai encore dû mentir à mère : j’ai dit qu’on m’avait fait payer une belle tasse que j’avais cassée… Non, Wouter, plus jamais jamais, je ne ferai cela…

Toi, tu avais brocanté ta Bible pour louer des livres : Glorioso… J’ai demandé au cabinet de lecture, où je vais chercher des livres pour ma mère, Glorioso. Ils ne l’avaient pas : ils m’ont donné Gustave, le mauvais sujet… Ah que c’est drôle ! il faut lire ça : mère a ri comme une folle avec yes, yes… Je préfère cependant beaucoup les Mystères de Paris et les Mystères d’Amsterdam… Avant, j’étais Fleur de Marie, mais Rodolphe est prince, il ne voudrait pas de moi : j’aime mieux être Femke, et toi, Wouter… Oui, c’est mieux que Rodolphe, prince de Gérolstein : tu vois d’ici qu’il ne peut être ni mon père, ni mon amoureux… Comment ferais-je pour le tutoyer… et l’embrasser… ? Je voudrais que tu m’embrasses beaucoup, beaucoup, lorsque nous serons seuls… Quand Mina a un amoureux, elle l’embrasse devant tout le monde, je n’aime pas ça…

Et nous irons hors de la Porte des Cendres, et le moulin fera :

Warre, warre, wirre, wa.
Où est, warre, wirre, wa,
Wouter qui me sauvera.

Si c’était F… Keetje… et nous irons dans les prairies cueillir des fleurs de beurre. Je sais tresser des couronnes et faire des guirlandes, ma mère me l’a appris : elle en tressait dans son pays pour la Sainte Vierge ; moi, je les tresse pour nos enfants et pour moi-même. Klaasje est adorable avec une couronne de pâquerettes… Toi, tu serais très joli aussi avec une couronne… Je suis bête ?… Non, Wouter, Mina et ma mère disent cela quand je tresse des fleurs, mais elles ne voient pas combien c’est joli et combien cela sent bon… Oui, elles disent qu’il n’y a rien à faire avec moi ; que je suis une créature enfantine… Eh bien, si je t’aime tant, c’est parce que ta mère et ton frère Stoffel, et tes vilaines sœurs te disent tout le temps la même chose… et puisque, toi et moi, nous sommes de même, il faut nous marier…


— Kééééé ! Kéééé ! Sotte fille, allons, monte…

Je déposai le panier de pommes que je pelais et grimpai l’escalier.

— Vite, vite, va avec Madame porter son chapeau.

Je pris la boîte et me mis à trotter à côté de la dame, qui avait acheté un chapeau et voulait l’avoir tout de suite, tout de suite… Mais je me rappelai que la première m’obligeait de marcher derrière et je reculai.

— Que fais-tu, petite ? Reste à côté de moi. Y a-t-il longtemps que tu trimballes ces caisses ?

— Trois mois, dame.

— Tu apprends sans doute les modes ?

— Oui… je… j’essaie.

— C’est ça, tu essayes, mais on t’en empêchera. Celles qui paient pour apprendre ne veulent pas qu’on apprenne tout seul… Et ça te fait mal là…

Elle toucha la place de mes hanches qui me cuisait le plus. Je la regardai. Elle était un peu plus âgée que Mina. De grosses tresses noires lui faisaient une couronne, sur laquelle était piqué un petit chapeau de dentelle noire. Elle avait de longues boucles d’oreilles et un médaillon de jais ; une robe vert foncé, fort courte, et des bottines en lasting noir jusqu’à mi-jambe. Elle me semblait très jolie et très chic, mais les étoffes n’étaient pas aussi belles que celles des dames du Canal des Seigneurs. Elle parlait comme personne, en prononçant toutes les syllabes, et du bout des lèvres, et d’une voix claire comme un canari, pensais-je. Tout de suite j’aurais voulu être comme elle… Je regardais maintenant tous ses faits et gestes, et lui aurais délacé ses bottines tant je l’aimais.

— Oui, oui, on apprend les modes, je connais ça… Viens, ma petite fille, je demeure ici…

C’était dans l’Amstelstraat, au-dessus d’un magasin, près du Théâtre Judels. Les meubles étaient comme partout, mais il y avait une glace à trois panneaux, toute neuve, un piano, et un grand bouquet de roses et de lys blancs qui parfumait tout l’appartement.

— Je vais vite essayer mon chapeau pour voir… Attends, je demanderai d’abord le thé.

Elle sortit ; je l’entendis commander :

— Plusieurs tartines au fromage et à la confiture.

On apporta le plateau. Elle me versa une tasse de thé et plaça l’assiette de tartines devant moi.

— Mange, petite chatte, à ton âge on a toujours faim. Là, fais comme moi… J’ai assez d’une tartine ; les autres, il faut que tu les manges…

Elle mit le chapeau neuf sur ses tresses. Il était aussi en dentelle noire, mais avec un grand nœud de velours vert pour aller avec sa robe. Je n’avais jamais rien vu comme elle : sa peau brune me semblait veloutée.

— Il me va, n’est-ce pas ? Le tout est de savoir choisir, quand on n’a pas beaucoup d’argent.

Elle se plaça entre les panneaux de la glace, et je la vis répétée des trois côtés. Elle pouvait voir exactement comment son chapeau lui seyait de côté, et aussi derrière, à cause de la grande glace qui se trouvait en face au-dessus de la cheminée. Tout d’un coup, elle prit, du bout des doigts, les paniers de sa robe, fit un mouvement en arrière avec une jambe, se plia et dit, la tête un peu de côté :

— Marquis…

J’étais anxieuse d’admiration… Elle courut au piano, tapa dessus et fit : Laaaaaaaa

— Est-ce bon, petite ?

Je ne savais presque pas répondre… J’aurais voulu ne plus jamais la quitter, ni elle, ni son appartement. Il y avait des livres partout : comme j’aurais pu lire !…

Un monsieur fit irruption.

— Sam, Sam, vois donc mon chapeau, comme il me va : magnifique, dis ?

Elle se tourna et pivota sur ses hauts talons devant lui.

— Ah, et viens donc ici que je te montre…

Elle l’arrêta devant moi.

— Que dis-tu de ça ? Elle est blonde, par exemple : un rayon, quoi !… Oui, et les hanches écorchées, et c’est sa cinquième tartine… Des os de poulet, fit-elle, en me prenant le poignet.

Sam me regardait. C’était un juif… Comment pouvait-elle être aussi familière avec un juif ?

— Si ça ne crève pas le cœur de voir un bijou semblable arrangé ainsi…

— Oui, arrangé ainsi, fit Sam.

— Parle, petite, pour qu’il entende ta voix.

Je ne desserrais pas les dents.

— Nous ne pouvons rien y faire, dit Sam.

— Non, rien.

Il me donna un « kwartje » de pourboire.

— Maintenant, Sophie, répétons, nous devons être à quatre heures à la répétition générale.

— C’est pour cela que j’ai voulu avoir mon nouveau chapeau.

Sophie m’ouvrit la porte et me promit d’acheter bientôt un autre chapeau, et que j’aurais encore du thé et des tartines.

A la rue, je me mis à pleurer… Son chapeau ne sera pas si vite usé, et elle peut aussi aller chez une autre modiste…

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