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Keetje Trottin

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A SIX ANS

Je jouais seule dans notre rue, quand Tom, le chien du voisin, s’approcha de moi et me flaira de tous côtés. Il se dressa sur ses pattes de derrière, m’enlaça de celles de devant et, la gueule ouverte, la langue dehors, il me serra en des mouvements rythmés.

— Tom, tu m’aimes, fis-je ; Tom, tu me prends dans tes pattes… Moi aussi, je t’aime, car tu es toujours gentil avec moi.

Et je mis ma figure contre la sienne. Il me donna des tours de langue et me serra de plus en plus. Une femme envoya un coup de pied à Tom qui me lâcha… Pourquoi fait-elle cela ? Tom m’aime. Tom est content chaque fois qu’il me voit, et moi aussi…

Je me couchai sur notre perron. Tom se rapprocha à nouveau de moi et m’enlaça complètement. J’avais entouré sa grosse tête de mes bras et le tenais serré contre ma poitrine. Tout d’un coup il se sauva en hurlant : mon père l’avait cinglé d’un coup de fouet. Il dit à la femme qui avait chassé Tom :

— La petite joue tout le temps avec notre chienne qui est en folie ; le bougre sent cela…

Et ils se mirent à rire. Mou père me fit monter devant lui.

Comment ! père non plus ne veut pas que Tom me prenne dans ses bras et me lèche ! Il ne veut pas non plus qu’il me câline ! Pourquoi pas ? Lui et mère n’ont pas le temps de m’embrasser. Jamais ils ne me prennent dans leurs bras. Alors personne ne peut m’aimer ? Personne ne peut me caresser ? Je voudrais tant être toute la journée sur les genoux de père ou de mère, mais mère porte toujours le bébé, et père s’endort aussitôt qu’il rentre, et jamais, jamais on ne m’embrasse…

Je me collai dans un coin, la figure contre le mur, les bras levés, les mains crispées au mur, et pleurai éperdument.

— Pourquoi se met-elle à braire ? demanda mon père.

— Que sais-je ? fit ma mère ; le sait-elle ? Elle braie pour braire.

Et on me laissa braire.

*
*  *

— Pourquoi ne veut-elle pas que je me mette sur leur planche d’égout pour jeter mes billes dans les tuyaux de pipe ? Cela ne peut rien lui faire.

Non, je ne le voulais pas, qu’il se mît sur notre planche d’égout. Sa grosse tête rouge, aux cheveux drus et raides et ses énormes genoux s’entrechoquant dans son pantalon quand il courait, me révoltaient.

*
*  *

Je n’aurais pour rien joué avec cette petite fille, parce qu’elle avait la peau jaune et les yeux noirs. Je n’aurais su dire pourquoi, cette peau me donnait des haut-le-cœur. Quant aux yeux noirs, c’était la première fois que je remarquais cette couleur ; elle me semblait une anomalie intolérable : mes frères et sœurs avaient la peau rose et les yeux bleus.

*
*  *

Une dame m’avait donné des friandises. Je ne voulus les manger qu’après que ma mère les eût retournées à plusieurs reprises dans ses mains rouges pour les purifier : les mains fines et blanches de la dame me semblaient des mains malades.

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