Keetje Trottin
Alors, Wouter, on disait déjà, quand tu étais petit, que c’était une vulgaire ritournelle de rue. Oui, aujourd’hui, il n’y a que les femmes du Jordaan qui la chantent, en endormant leurs enfants, on bien une vieille femme pendant qu’elle attache les tiges de sa plante grimpante. Moi, je la connais bien aussi, tu sais, Wouter ; je puis te la chanter, cela te rappellera le temps où l’orgue la jouait sur les canaux :
Tu entends, Wouter, que je la sais. Mais nous disons « enfiler à un fil », et non « mettre en tonneau » mais « saler dans un tonneau ». A cela près, c’est la même chose.
Eh bien, Wouter, vois comme c’est agréable. Nous connaissons les mêmes chansons, nous ne sommes pas des étrangers. Mina dit que je suis comme les vieilles femmes, parce que je demande à mère de m’ouvrir le tiroir où sont les bonnets de quand nous étions petits et parce que j’aime tout d’il y a longtemps… Le bonnet à floches que tu avais sur la tête quand tu étais convalescent, mes petits frères le portent aussi : un « bakkertje » ; n’est-ce pas amusant, ça ? c’est comme si l’on s’était toujours connu… Et maintenant je chanterai souvent : « Jolies filles, jolies fleurs… » parce que tu l’as entendu chanter souvent aussi.
C’est comme voyager, Wouter. Oui, je voudrais voyager comme dans les livres, mais je voudrais revenir, chaque fois revenir… J’ai été une fois pendant trois jours à Haarlem, chez une tante : quand je suis rentrée, je suis allée me promener par toute la ville, pour voir si tout était encore en place ; j’étais contente, contente, mais je pleurais presque… Je te dis ça à toi : à la maison ou ici, j’en attraperais des « créature enfantine » ou des « sotte fille »…
Quand je lis des voyages, je ne lis jamais qu’il y a des canaux dans les villes… Alors, qu’est-ce qu’il y a à la place de l’eau ? Ce sont donc tout rues, et on n’a pas de barques qu’on fait avancer en poussant la gaffe ? Et pas de marché sur l’eau ? Et en hiver, quand il gèle, où va-t-on patiner et faire des glissades ? Et où sont les échoppes où l’on peut se réchauffer et boire du lait de sauge chaud, quand on a de l’argent ? Ça ne doit pas être gai comme ici… Non, il faut revenir…
Vois-tu, quand j’habite depuis un temps un quartier, j’y aime tout le monde et je m’y sens comme à la maison ; même il y a des maisons où je me sens mieux. Chez nous, tu comprends, avec tous ces enfants, c’est continuellement sens dessus-dessous ; puis il y a beaucoup de bruit, et je n’aime pas le bruit. Mais nous avons des voisins chez qui tout est en ordre, et où il y a des petites tasses sans anse et sans sous-tasse, sur des planchettes, et des images dans des cadres d’il y a longtemps. Si j’y touche, la voisine me dit : « Keetje, prends, garde, c’est la tasse dans laquelle buvait ma grand’mère » ou : « C’est le grand’oncle de mon mari qui a rapporté cette image des Indes. » Alors, tu comprends que j’ai du respect et que je n’y touche plus… Chez nous, il n’y a rien d’il y a longtemps, que le tiroir aux bonnets.
Nous ne pouvons jamais rester six mois de suite dans le même quartier, parce que mère aime à habiter près de l’écurie de père : ainsi il ne doit pas passer par trop d’estaminets pour rentrer. Les premiers jours de notre nouvelle installation, je suis toute perdue et je reviens toujours dans mon ancien quartier. Ainsi, maintenant nous devons encore déménager, mais nous allons retourner dans une impasse où nous avons déjà habité : j’y connais tout. J’aime cela, Wouter, je n’en peux rien…
Père, lui, n’a jamais tenu en place ; il allait toujours ailleurs, toujours ailleurs… Nous avons habité toutes les villes de la Hollande. D’abord, il s’y trouvait bien ; mais bientôt nous devions faire des dettes, parce qu’il ne gagnait pas assez ; puis il se saoulait, perdait sa place, et il quittait la ville. Quand il avait trouvé de l’ouvrage, il nous faisait venir : à peine étions-nous là qu’il était de mauvaise humeur. Enfin ça n’allait jamais… il fallait toujours partir, et je déteste partir : ça me fait trembler et avoir peur je ne sais de quoi. Maintenant qu’oncle lui a procuré le cheval et le fiacre, ça ira mieux, nous resterons au moins à Amsterdam… Toi, tu n’as jamais quitté Amsterdam. Tu voudrais voyager ? Tu ne sais pas ce que c’est : tous entassés dans une charrette ou au fond d’une barque…
— ? ? ?
Ah, tu veux voyager comme les princes, dans des voitures dorées, ou porté dans des hamacs par des esclaves noirs et nus, ou en marchant avec des bottes de sept milles. Je n’ai jamais vu voyager comme cela, mais notre manière, la vraie, est horrible… Et pourquoi voyager loin ? Allons nous promener jusqu’au Half Weg ou jusque dans le Meer et à Bloemendael : on revient si fatigué, comme si l’on était allé aux Indes, et alors on se met à l’aise devant sa table, en buvant du thé et mangeant une tartine, et l’on raconte, par la fenêtre ouverte, aux voisines, tout ce que l’on a vu.
— ? ? ?
Oui, dans l’île de Crusoé, mais, là, il s’était fait un chez soi : ça, je le veux bien, mais pas toujours partir, et aller et venir… Avoir toute une île pour nous deux, ce serait merveilleux… Ah ! j’aurais peur cependant… Quand je rentre dans ma rue, je suis tout de suite bien aise et tranquille, et je ne sais si je sentirais cela dans cette île…
J’ai une petite boîte avec des cailloux blancs, ramassés il y a longtemps à la Haute Digue. Eh bien, je les aime, surtout parce que je les ai depuis longtemps, et plus je les ai, plus je les regarde… et chaque fois ils me semblent plus blancs… Que veux-tu que me fassent tous ces objets étrangers ? Je veux bien les regarder, mais ne puis les aimer… J’ai gardé une poupée de ma petite sœur qui est morte, et sais-tu pourquoi je l’aime ? La dernière fois qu’elle a joué avec cette poupée, elle avait du sirop à ses doigts, et toute la poupée est maculée par les petits doigts de ma sœurette. Eh bien, pour ça, je l’aime et je la garde, et je ne voudrais pas la laver…