← Retour

Keetje Trottin

16px
100%

La maison de mes patrons allait de la Damstraat jusqu’à une ruelle parallèle : elle était donc très profonde. Devant, au-dessus du magasin, il y avait un grand salon à trois fenêtres sur la rue, et une chambre à coucher éclairée seulement par des portes vitrées : cet appartement était loué à un étudiant. Dans le long corridor obscur donnait encore une chambre à coucher, tout à fait sans fenêtres, où un autre étudiant, qui l’habitait, devait toujours avoir une lampe allumée. Derrière, une grande chambre à deux fenêtres, très sombre, sur la ruelle, occupée par un Juif, employé de banque.

Le matin, je devais aider Corry, la servante, à monter les déjeuners. J’avais horreur d’entrer dans ces chambres closes, où régnait une odeur de pipe et de je ne sais quoi qui me prenait à la gorge.

— Mais, mais, Keetje, les odeurs ?… je crois que les langes de vos enfants avaient un autre bouquet.

— Cela ne me donnait tout de même pas des nausées.

— Eh bien, va-t’en vite !

Je l’entendais, dès la porte, rigoler avec les messieurs. Après, quand ils étaient partis et qu’elle avait fait les lits, je devais ôter la poussière et descendre les plateaux. Je mangeais les restes de petit pain qu’on avait laissés ; je buvais le lait, en y ajoutant du sucre en poudre. Puis je regardais les beaux vêtements pendus au porte-manteau de l’étudiant du grand appartement et les sept paires de bottines rangées au-dessous…

En a-t-il, des bottines ! sept paires… et une paire aux pieds, ça fait huit. Père n’a qu’une paire de vieilles bottes qui prennent l’eau. Et les vêtements ! Trois costumes, encore deux pantalons, et un long habit à pans, deux pardessus… Ah ! la, la, et ça pour un seul homme… Les riches ont toujours de trop : que peut-il faire de tout cela ?

J’ouvrais son flacon de parfum. Je n’osais en mettre sur moi, de peur qu’on ne le sentît en bas, mais j’y fourrais goulûment mon nez, et j’aspirais jusqu’à ce que la gorge m’en piquât. Ah ! qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ? j’en boirais, tant c’est délicieux…

Puis je prenais les livres… Il y en avait beaucoup dans des langues que je ne comprenais pas… Idëen, de Multatuli : je le feuilletai… Idëen, Idëen… Peuh !… Mais, en le parcourant, je trouvai, dispersé par fragments, tout le roman de Woutertje Pietersen… Woutertje n’était pas pauvre autant que moi, mais il n’était pas riche, et je vivais avec lui sa vie inconnue et humiliée, ses rêves de princesses qui l’aimaient et qu’il aimait : Fancy, Omicron, Amalia. Je les connaissais toutes… Femke, la fille de la blanchisseuse, je la connaissais aussi : j’avais fait ma première communion en même temps qu’elle. Ce devait être cette fillette avec une couronne de roses blanches et une robe de mousseline lavée : la robe était bien lavée et repassée, mais on voyait qu’elle avait été lavée et qu’elle n’était pas neuve comme les autres.

Fancy, Omicron… Quand j’habitais les bruyères, elles m’avaient aussi parlé au milieu des lentilles d’eau et des branches des arbres ; je les avais mêmes vues s’envoler dans les airs quand le ciel était très bleu, mais cela surtout à l’époque où je lisais les Contes de Perrault et les Mille et une Nuits, Puis je les avais oubliées… Tout le monde avait la variole maintenant, et la guerre là-bas, en des pays étrangers, tuait, tuait, et avait affamé Paris, une grande ville, disait-on, plus grande qu’Amsterdam… Affamer ! affamer les gens par méchanceté ! les gens de toute une ville ! pauvres et riches… Na ! pourquoi pas les riches ? ils peuvent bien avoir leur tour comme nous… Toute une ville… c’est encore pire que lorsque nous sommes affamés par le chômage ou parce que père boit…

Enfin tout cela m’avait empêchée de voir encore Fancy, Omicron, de causer avec elles, et d’entendre leur douce voix me dire : « Keetje, tu es notre sœur, tu es la princesse Keetelina aux cheveux d’or… » Et voilà que ce livre me remettait en plein dans mes visions et me donnait même un compagnon qui voyait et sentait comme moi, qui était un petit garçon d’Amsterdam, comme moi une petite fille… Il habitait le Noordermarkt ; il avait l’accent d’Amsterdam. Il achetait aussi des amandes de Curaçao à la brouette de la Juive. Il dormait dans une chambre au second derrière, dans la même alcôve que ses frères, et ils se pinçaient comme nous. Il mangeait des pommes de terre et avait eu la fièvre… Ah ! Dieu, que je l’aimais ! J’en tressaillais de joie ; mes lèvres s’humectaient.

— Wouter ! Wouter !

Fanne, fanne, fan, fan,
Sine, sine, si, si.
Fanne, sinne, fanne, sinne.
Fanne, sinne. Fan… cy,
Fanne, sinne. Fan… cy.
Puis le moulin faisait
Karre, karre, kra, kra.
Il y avait une fillette
Endormie dans le gazon…
Si c’était Femke !

O Wouter, Femke !… c’est moi Keetje, Keetelina ! Puis quoi ?… J’aurais voulu qu’il courût le soir dans la rue après moi pour m’embrasser : je n’aurais pas crié ! Mais il n’aurait pas osé !… Alors j’embrassais le livre aux endroits où Woutertje était le plus à mon goût, où il ressemblait le plus à nos enfants, et aussi là où il veut être brigand pour le plaisir !…

Chargement de la publicité...