L'amour prodigue
XII
Le marquis de Saigneville approchait de la soixantaine et tirait vanité d'un entrain qui narguait la fuite irréparable du temps.
Grand et fort avec un soupçon de ventre, il portait beau à la façon de ces genets andalous que l'on attelle en Espagne aux carrosses de gala. Et quoiqu'il eût, dès qu'il avait été son maître, préféré la vie calme, large et libre du gentilhomme campagnard aux contacts douteux et aux plaisirs relatifs d'une société qui n'est plus que l'ombre d'elle-même, il était parvenu à ne rien perdre de sa distinction native et de son allure seigneuriale.
Un toupet ondé à l'oiseau royal et d'une blancheur de neige pointait comme un panache au-dessus de son front aux rides à peine marquées. Des yeux clairs et tendres, de la nuance des fleurs de lin et des ciels de septembre, s'appariaient à son air de bonne humeur et d'insoucieuse philosophie, à son teint reposé, à ses joues pleines et rubicondes, à son nez bourbonien, à une bouche rosée et charnue qui semblait toujours savourer l'arome d'un vin généreux ou le délice d'un baiser réveilleur. Un prélat féministe ou un comédien auraient envié la finesse de ses mains et le timbre caressant de sa voix.
Il aimait les petits romans frivoles et pimentés du XVIIIe siècle, qui ne prennent au sérieux ni l'amour ni la femme, qui vous exhortent à saisir toutes les occasions de joie, à profiter de toutes les faiblesses d'autrui, et en savait par cœur des pages entières.
Il s'attardait à table et dans l'alcôve. Il recherchait particulièrement les mets délicats et choisis, les friandises compliquées, les beaux fruits dorés, les corps graciles, les lèvres ingénues, les roses. Il ne voulait être servi que par de jeunes et jolies filles, les initiait peu à peu aux baisers de prélude et à l'étreinte, leur faisait quelquefois, malgré lui, un enfant, puis les dotait et les mariait de son mieux.
Le plus long de ces caprices ancillaires avait duré cinq mois. Et il n'y aurait pas eu au monde d'homme plus heureux, plus affranchi des vaines contingences, si un neveu et une nièce avides, hypocrites, méfiants, dévots, qui espéraient être ses uniques héritiers, que scandalisait sa conduite, qu'irritait sa verdeur persistante, et qui appréhendaient quelque attachement de la dernière heure, n'étaient venus, de-ci, de-là, lui infliger d'oiseuses remontrances et le flairer, n'avaient entrepris de le ramener à l'église et à la vertu.