L'amour prodigue
La Ruade
Pour Edmond Sée.
… Nous avions cependant maintes fois averti ce pauvre Calveille de se tenir davantage sur ses gardes, de ne pas afficher son bonheur avec une telle insolence et surtout de crier moins haut ce qu'il pensait de lord Edward Peveril.
Certaines façades sont inquiétantes. On a le pressentiment que derrière leur porte close, leurs fenêtres éteintes, se trame un mauvais coup.
Teddy, à l'ordinaire, ne paraissait remonté que pour dire une vingtaine de paroles du matin au soir. Son rire sec et faux faisait penser au croassement lugubre d'un choucas. Jamais il ne vous regardait en face. Ses yeux, d'un vert trouble d'absinthe où de l'eau glacée glisse goutte à goutte, flamboyaient par instants comme des bols où brûle du punch. Il était rouge autant qu'une vieille éponge de dissecteur, et d'une taille si démesurée, d'une carrure si large qu'on l'eût pris pour un ancien horse-guard. Il ne cessait pas d'être gris, mais froidement, méthodiquement, sans se départir une seconde de son flegme, sans tituber, sans se faire remarquer par l'intempérance de ses propos, par l'excentricité de ses attitudes.
« Je t'assure que ça finira mal, répétais-je à l'imprudent qui se moquait de nos conseils, tu ne te méfies pas assez de ce type-là… Ce que je liquiderais, à ta place, ce que je lui laisserais sa femme pour compte, ce que je ferais avancer une petite gentille camarade de tout repos!
— Bon apôtre! ripostait-il presque acide. Et tu t'empresserais, n'est-ce pas, de prendre la suite, de consoler lady Peveril?… Au reste, tu ne saurais t'imaginer combien je regrette que vos alarmes soient vaines et de n'avoir rien à craindre de cette admirable fripouille de Teddy… Vrai, je donnerais n'importe quoi pour qu'il ne fût pas mon obligé, pour qu'il ne m'exploitât pas, et qu'au lieu de jouer les Marneffe, de m'emprunter tout l'argent dont il arrose le trente-et-quarante et les bars, il soit jaloux, il me poursuive de sa haine, il me traite en ennemi… Le plaisir d'aimer doit être d'une acuité délicieuse quand il a la saveur du fruit défendu, quand il s'y mêle le vertige de la lutte, l'attrait du danger, quand la mort vous guette, vous menace! »
Je revenais à la charge.
« Tu ne vois donc pas comme il te regarde de travers, comme il te surveille de loin, comme sa vilaine figure de poivrot s'altère, se gonfle de rancœur et de fiel, grimace, comme ses doigts se crispent tandis que tu t'amuses à ses dépens, que tu dissimules si peu ta qualité d'amant légitime… Rappelle-toi bien ce que je te dis… Le monsieur aura ta peau… Non parce qu'il a quelque retour de tendresse et de désir, parce qu'il regrette l'adorable créature qui l'a trompé, le trompe et le trompera, mais parce qu'il ne lui reste pas d'autre moyen de te démentir, d'éluder l'exécution fatale, de prouver qu'on le calomniait… »
Et Calveille haussait les épaules, gouaillait :
« Calme-toi, mon vieux!… Ce n'est que dans les fables qu'on tue la poule aux œufs d'or! »
Mon docte précepteur, l'abbé Poitrasson, n'eût pas manqué de conclure :
« Quos vult Jupiter perdere, dementat prius. »
Et puis Lilith Peveril n'est-elle pas de ces tentatrices qui vous subjuguent tout entier et à jamais, qui vous aveuglent et vous ensorcellent?
Des cheveux fins, légers, mousseux, où il semble que frémissent des rayons de soleil, la coiffent d'un turban de soie mordorée. Ses prunelles d'eau limpide, son petit nez spirituel, vaguement retroussé, sa bouche fraîche et radieuse qui a l'apparence d'un fruit, son menton volontaire, son cou effilé, ravissent les délicats que la joliesse séduit plus que la beauté, qui souhaitent qu'une femme soit à demi poupée. Elle a des étonnements ineffables de pensionnaire qui débute dans le monde et de troublantes hardiesses. Elle surprend et elle déconcerte. Vous avez l'illusion, quand elle apparaît décolletée, gainée dans de souples mousselines, que la lumière s'accroît, se ravive. Nulle fleur n'a l'éclat et la transparence de sa chair. Et, ne dirait-elle que des folies, que des mensonges, que d'indifférentes et puériles choses, on ne se lasserait pas de l'écouter, à cause de l'idéale douceur, du charme profond de sa voix.
Mes prédictions ne tardèrent pas à se réaliser.
Le ménage à trois s'était installé pour la semaine des courses dans un des grands hôtels de Trouville.
De même que chaque après-midi, de cinq à six, Michel Calveille prenait le thé avec Lilith.
Il aimait par-dessus tout ces moments de quiétude, d'abandon, de causerie câline que sa maîtresse lui accordait, et la sentir entièrement à lui, la savourer ainsi qu'un goûter de friandises choisies, à l'heure où la plupart des femmes étaient à la parade, paonnaient en toilettes ostentatoires dans des halls et sur des terrasses. Lointaine, confuse, la musique des tziganes qui dévidait au dehors des valses et des csardas accompagnait comme en sourdine leurs paroles et leurs baisers.
Et voici que la porte s'ouvre avec fracas, que lord Peveril se rue dans le salon. Il s'appuie à la cloison. Il ricane, le regard fixe, le sang aux joues, les mains dans les poches. Il paraît enchanté d'avoir interrompu la partie d'amour. Il sifflote un motif de gigue.
Irrité, Michel le toise de haut, le bouscule, s'écrie :
« Qui t'a permis d'entrer sans frapper, voyou? »
L'ivrogne tressaille comme si quelque guêpe l'avait piqué, se balance sur ses longues jambes, fronce les sourcils et grogne d'un ton rauque :
« Vous dites, monsieur?
— Je dis que tu me dégoûtes…
— Parfait!
— Et qu'on s'est assez vus, nous deux!
— Je suis absolument de cet avis… Aussi, vais-je avoir la joie de vous expédier au diable! »
D'un geste brusque, il a sorti son revolver et vise tranquillement Calveille.
« Bon voyage, monsieur, » lance-t-il ironique.
La balle érafle l'oreille gauche du malheureux fêteur. Perdant la tête, abasourdi, terrifié, celui-ci empoigne un fauteuil, s'abrite derrière le dossier. D'un coup de pied terrible, le meurtrier renverse l'homme et le meuble.
Lilith se traîne à genoux, sanglote :
« Ne le tue pas, Teddy! Ne le tue pas, Teddy! »
La seconde balle fait mouche dans le ventre de Calveille ; la troisième porte en plein cœur, l'achève.
Lady Peveril s'est évanouie. Le mort gît dans une mare de sang, la bouche ouverte, les bras en défense, à côté du fauteuil chaviré.
Le portier, des domestiques, des maîtres d'hôtel en habit sont accourus, ont désarmé le forcené, l'interrogent, le secouent.
« Ce n'est rien, dit-il, j'ai repris ma femme à ce monsieur! »
Il demande un verre d'eau parce qu'il a la gorge sèche.
Et, comme un sommelier le lui sert, il s'écrie très calme :
« Au moins, votre eau est-elle filtrée? »