L'amour prodigue
Par un Beau Soir
Pour Gérard d'Houville.
L'air fraîchissait, humide. La fumée bleuâtre d'un remorqueur s'échevelait entre les îles. Peu à peu, le ciel devenait d'un gris de perle, d'un gris de cendre, d'un gris de vieux velours fané. Le fleuve miroitait par places, courait au-devant de la nuit. Le croissant délicat de la lune brillait à demi caché par les feuilles d'un marronnier comme un tendre regard furtif à travers les lamelles tremblantes d'un éventail.
« Oui, continua Florent Dorsène, je suis superstitieux au delà de tout ce que l'on peut s'imaginer… J'ai peur instinctivement de certaines dates, de certains chiffres, de certains gestes, de certains regards, de certains mots… Et je jurerais bien que je ne suis pas le seul ici à avoir cette faiblesse, à toucher du fer quand je rencontre un prêtre ou un jettatore, à garder dans un médaillon du trèfle à quatre feuilles ou quelque chose qui passe pour porter la veine… Comme moi, vous hésitez à vous engager sous une échelle, à vous baguer d'opales, à frôler une bossue, à prendre un fiacre attelé d'un cheval blanc, à faire la croix en donnant une poignée de main… Si je fouillais vos poches, j'y trouverais sûrement d'illusoires et insignes fétiches, de puériles reliques d'amour… L'inconnu m'attire autant qu'un gouffre de ténèbres… Je regrette les astrologues qui interrogeaient les étoiles et de leurs horoscopes éclairaient la route de la vie… Et dussiez-vous rire de moi, madame, j'avoue que je n'oserais rien entreprendre de grave sans avoir consulté une de ces devineresses qui lisent l'avenir dans les lignes de la main et dans les tarots…
— Que vous m'amusez, mon cher, soupira de sa voix traînante Nadine Czibulska, et combien ce serait dangereux d'être trop votre amie! »
Elle s'accouda au bord de la table, les lèvres élargies par un sourire moqueur, et reprit :
« Croyez-vous aussi à la transmigration des âmes, aux existences antérieures?
— Aveuglément… Cherchez donc ailleurs la raison de ces sympathies impulsives, de ces aversions irraisonnées et insurmontables que nous éprouvons au premier choc pour celle-ci ou pour celui-là… Tâchez de m'expliquer d'une autre façon les élans brusques de vertige qui nous agenouillent aux pieds d'une femme, qui désorientent notre volonté, les coups de foudre qui vous brûlent jusqu'au cœur, qui vous réduisent en servitude, qui vous bouleversent de fond en comble, quoi qu'on en ait… Attribuez-vous au hasard la nostalgie intense, presque douloureuse, qui parfois nous incite à d'aventureux pèlerinages, à de véritables exils, qui nous guide et nous pousse vers telle ville, vers tel pays de lumière ou de brume, ces souvenirs confus de joie ou de souffrance, de ferveur éperdue ou de rancune amère qui s'éveillent soudain et tintent dans notre cerveau en feuilletant un livre de jadis, en contemplant un portrait ou une ruine, en écoutant une vieille chanson de rouet ou de guerre, un motif léger de danse, en maniant une épée ou un bijou, en respirant le parfum subtil qui s'évapore d'une robe de cour?… Et si vous admettez, comme je me permets de le supposer, l'existence de Dieu, n'est-ce pas le ravaler à bien peu de chose que de penser qu'il nous mesure le droit de vivre avec une pareille parcimonie, qu'il ne crée que pour détruire son œuvre…
— Prenez garde, la Sorbonne vous guette!
— Vous me flattez!
— Et à quelles époques supposez-vous avoir vécu?
— Au XVe siècle d'abord, où je fus, comme le Colleone, condottiere à la solde de la Sérénissime République…
— Un homme de sang et de proie… Je ne vais plus oser vous recevoir…
— Pourquoi prendre tout à la blague?… Je suis sûr, vous m'entendez bien, de ce que j'avance… J'en ai eu la preuve…
— Ça devient intéressant!
— C'était l'été dernier, par une merveilleuse fin de jour… Je venais à Venise pour la première fois… Sa splendeur et sa beauté m'éblouissaient… J'eusse voulu la posséder aussitôt tout entière… Elle s'offrait rose et dorée… Elle riait hors de l'eau magique, nimbée de rayons, somptueuse, enveloppée comme d'une poussière de fleur et de nacre… J'avais l'air d'avoir obtenu un rendez-vous d'une que j'adorais, qui consentait enfin à exaucer mes désirs… J'aspirais à cueillir cette heure exquise de clarté qui se meurt, d'apaisement délicieux, à la savourer dans sa plénitude… J'abandonnai mes bagages à un employé d'hôtel, je sautai dans une gondole… Et nous voilà partis, sans but, à travers le dédale des petits canaux, tantôt solitaires, ténébreux, silencieux, tantôt bruyants, animés d'un va-et-vient de foule, empourprés de soleil… Des ponts en dos d'âne, des façades pavoisées de loques multicolores, des églises m'apparaissaient… Je rêvais… J'oubliais… Tout à coup, je sens vibrer en moi comme une âme nouvelle, frénétique et orgueilleuse, je crois ouïr au loin des fanfares de trompettes, des sonneries de cloches, des salves de coulevrines, des rumeurs de triomphe, je revois des drapeaux, où est brodé le lion de Saint-Marc, qui s'éploient dans la fumée, des cavaliers lourds qui s'écrasent contre une forêt de piques, le tumulte et l'horreur d'une bataille acharnée, téméraire… J'ai fui les vaines ovations, les offices solennels, la fête magnifique où le doge sur l'escalier des Géants couronnera de lauriers les victorieux… J'ai hâte, après ces temps d'épreuves, cette guerre où les trêves furent si rares, de retrouver ma maison avec ses fraîches arcades, ses balcons trilobés d'où l'on aperçoit, là-bas, l'immense lagune comme parsemée de bouquets, son jardin de rosiers et de cyprès où s'épand la fraîcheur des citernes, de surprendre au miroir la tant aimée que jalousent à l'envi les courtisanes et les patriciennes les plus belles… Je montre maintenant le chemin au gondolier qui s'effare de mon impatience, qui se courbe sur sa longue rame, je l'éperonne de promesses et d'invectives, je l'arrête court en face d'un portique délabré que décore l'image du dieu Mars et des débris d'écusson… Un manteau de vigne vierge s'y accroche comme un rideau… Des pigeons l'égaient de leurs roucoulements passionnés… Quelle force me pousse, m'hallucine?… Suis-je fou?… Mon cœur sursaute à se briser… Le sang bout dans mes tempes gonflées… J'ai franchi le seuil d'un bond de bélier… Je traverse à grands pas l'allée médiane d'un enclos inculte où les arbres s'enguirlandent de crucifères, de roses blanches, de lianes de courges, surgissent d'une houle de véroniques, d'ancolies et de bardanes… Je me retiens pour ne pas chanter, pour ne pas crier ma joie… Cependant, au bas d'un escalier de marbre, sous une treille, une jeune femme casquée de cheveux sombres aux reflets de cuivre égrène, sur les lèvres gourmandes d'un enfant, une grappe de raisin violet, rayonne, insoucieuse, épanouie, rit aux éclats… Elle murmure, surprise, inquiète : « Che volete, signor? »… Et le son clair de cette voix dissipe l'enchantement… Je demeure interdit, je ne sais que lui répondre, je balbutie d'inintelligibles excuses, je bats en retraite…
— C'est drôle! » conclut Nadine.
Et elle alluma une cigarette.