L'amour prodigue
L'Ivrogne
Pour Émile Hinzelin.
Raidi sur une des hautes chaises du bar, ayant l'air, avec sa boutonnière fleurie d'orchidées, sa cravate blanche, de revenir du club ou de l'Opéra, lord Breadley suçait machinalement, silencieusement, les chalumeaux de paille qui trempaient dans un grand verre, sifflait dès qu'il avait absorbé ainsi jusqu'à la dernière goutte cette mixture de champagne, d'angostura et de gin.
Le garçon en veste blanche remplaçait alors d'un geste preste le verre vide, et le buveur, comme s'il eût joué une pantomime bouffonne, parodié quelque marionnette qui refait sans trêve la même grimace, continuait à aspirer de longues gorgées de liquide.
Ce visage de mortel ennui avait la rigidité, les teintes crues d'un masque de carnaval, était éclairé comme par deux yeux de cristal verdâtre d'une fixité obsesseuse.
La moustache empoissée, tombante, semblait avoir roussi dans du stout. Et quelque chose d'hallucinant émanait de ce torse tout en angles que moulait un habit d'une coupe impeccable, de ces mains amaigries, momifiées, annelées de bagues merveilleuses et qui tremblaient comme sous des cinglées de bise glaciale, de ces rides profondes qui entaillaient le front, de cette bouche déformée, douloureuse, dont rien ne paraissait pouvoir étancher la soif maladive.
A quelques pas du fantoche muet et si triste, une façon de domestique aux épaules carrées écoutait en bâillant la monotone chanson anglaise qu'un vieux nègre râclait sur le banjo et que des entraîneurs attablés au fond de la salle, devant de larges tranches de viandes saignantes couvertes de picalillis, fredonnaient de leurs voix rauques. Par instants, il regardait la pile de soucoupes qui s'amoncelait auprès de son maître, épiait les oscillations inquiétantes de ce corps démesuré qu'on aurait cru envahi peu à peu par un insurmontable vertige et qui tanguait au rythme écœurant de cette rengaine de minstrel, de même qu'un bateau désemparé.
Et dès que l'ivrogne eut renversé du coude le verre qu'on venait de lui servir, sifflé, tant bien que mal, à deux reprises, il s'empressa de l'aider à descendre de la haute chaise, de le conduire, pas à pas, vers la porte, de le hisser dans l'automobile qui stationnait au bord du trottoir.
Pierre d'Auxillac gouailla :
« Croyez-vous qu'il s'est assez abreuvé, le croque-mort?… Onze cocktails sans entr'acte… S'il a une femme ou une bonne amie, elle doit plutôt chômer! »
Ce furent des rires.
Jacques Morlaix les arrêta d'un geste pitoyable.
« Je vous assure, fit-il, que ce malheureux mérite des circonstances atténuantes, et, si vous aviez souffert ce qu'il souffre encore, vous en seriez probablement ou à l'alcool comme lui, ou à la morphine comme Boris Voronéje, Loudéac et tant d'autres victimes d'amour… Lord Breadley possède en Australie je ne sais combien de mines et de plantations dont les revenus grossissent, chaque année, une fortune déjà fabuleuse… Et vous imagineriez-vous à le voir qu'il est aussi sentimental, aussi romanesque qu'une jeune miss… Le rêve de découvrir un cœur tendre qui comprendrait les anxiétés jalouses de son cœur, qui lui appartiendrait ingénument, éperdument, sans qu'aucune arrière-pensée de lucre ou de proie trouble la quiétude, la joie de la possession, la chimère d'être aimé comme un soldat audacieux ou un pauvre étudiant, n'ont jamais cessé de le poursuivre, de le tourmenter… Il a passé de mains en mains, il a eu des tas de maîtresses, il s'est marié, démarié, remarié, et comme en une montée de calvaire a laissé quelques parcelles de son âme, quelques débris de ses illusions à chaque halte, à chaque pas… Toutes, qu'il les eût ramassées sur le trottoir, dans les coulisses de théâtre, à la sortie des ateliers ou dans le monde, le dupaient, le décevaient… Toutes, il le devinait bientôt avec son instinct aiguisé du mensonge, subissaient, passives ou sourdement révoltées, la force ou l'hypnose de l'argent, lui jouaient la comédie de l'amour, le haïssaient, ne voulaient voir en lui que le maître et le millionnaire… Alors, à bout de forces, ne souhaitant plus que de s'anéantir, que de trouver l'oubli au fond des verres, il s'est mis, lui qui était sobre, à boire, à se saouler comme un charretier, il sombre peu à peu dans la folie… Cet hercule qui le suit partout, qui est comme son ombre, qui le défend et l'emporte dans ses bras, si l'occasion s'en présente, est un ancien agent de la sûreté… Lord Breadley l'a pris à ses gages parce qu'une nuit, près des Halles, dans une rue douteuse, le policier le sauva… L'imprudent, qui rôdait au hasard de bouge en bouge, s'était rué sur un souteneur qui battait une fille en larmes, l'avait d'une poussée violente jeté contre la cloison, et celui-ci, furieux, excité par d'autres voyous, avait tiré le couteau, allait éventrer l'inconnu qu'il prenait pour un rival, lorsque l'agent était accouru avec des camarades de sa trempe, avait mis la bande en déroute… La gigolette pour laquelle, impulsif autant que généreux, notre neurasthénique avait joué au paladin et risqué sa peau était presque une gamine… Quelque apprentie sans défense qui s'est laissé enjôler par le premier qui lui promettait du plaisir et, asservie, apeurée, a bientôt déserté le logis familial, roulé dans la boue… Une fleur délicate et frêle comme il en éclôt par hasard au milieu des chardons et des orties sur les talus des fortifs… Des cheveux fauves qui fulguraient de même qu'une gerbe de flamme, des prunelles d'eau limpide qui charrie des parcelles d'or, un petit nez à la parigote, une bouche d'enfant, des lignes de statuette à peine ébauchée… Lord Breadley crut à un avertissement du ciel… Il recueillit cette épave… Il l'emporta ainsi qu'un trésor précieux… Il l'entoura de luxe et de bonheur… Il s'ingénia à la purifier, à la conquérir, à mériter qu'elle l'adorât, à lui faire un cœur… Il pensa qu'elle le dédommagerait au centuple de tout ce qu'il avait enduré, de tout ce qu'il avait souffert… Il eut le mirage du paradis… Il cessa complètement de boire, redevint jeune, confiant, allègre… Mais on n'échappe pas à son destin… Trois mois après cet essai de rédemption, la rouquine réussit à avertir ses « poteaux » et l'apache qui l'avait marquée à son empreinte, les aida de son mieux à cambrioler l'hôtel de « l'Engliche » et, suprême dérision, en guise de P. P. C., avant de disparaître sans retour, dessina avec le diamant de sa bague sur l'une des glaces une grosse poire… Depuis lors, le malheureux se grise de plus en plus… »
Le banjo stridait, ironique, comme un rire de vieille fée méchante.
Nous sortîmes du bar.