L'amour prodigue
Les Mules
Pour Victor de Goloubew.
Mme de Clarence s'était accoudée sur la table que jonchaient des roses de Noël et des ramilles de houx et s'écria de cet accent grave et doux qui fait penser aux vibrations d'une cloche dans la brume :
« C'est une histoire vraie… Elle vous prouvera que l'amour n'est pas si démodé qu'on s'efforce de le laisser croire… Elle ne saurait mieux être de circonstance qu'en cette nuit de réveillon où tant et tant de petits souliers sont alignés contre les chenets et parmi les cendres, attendent, remplis de jouets, que les enfants se réveillent avec des rires et des cris de joie, puis-qu'il y est question de deux mules, non de vair comme celles de Cendrillon, mais de satin blanc, au dernier goût du jour… Peut-être êtes-vous allés, le mois dernier, à la vente où s'éparpilla, sur des enchères de folie, tout ce qui avait appartenu à la plus exquise des comédiennes… De merveilleuses perles qui semblaient avoir été choisies une à une dans le trésor d'un maharadjah, avoir été égrenées, jadis, par les mains d'ennui et de caprice de quelque reine de Golconde, et aussi contrastant avec les Gobelins, les panneaux d'Hubert Robert et de Fragonard, les commodes en laque de Coromandel, les babioles en pâte tendre de Sèvres, un mobilier banal de chambre à coucher, l'armoire à glace et le lit de palissandre achetés dans les temps difficiles, alors qu'elle prenait encore l'omnibus et qu'elle gagnait deux cents francs par mois à l'Odéon, les premiers meubles acquis à tempérament que, superstitieuse à l'excès, elle gardait de même que des reliques qui portent bonheur… Et si vous aviez eu ce courage d'affronter la cohue de toute sorte qui s'écrasait dans une salle surchauffée, l'étouffante atmosphère où par moments l'on avait comme le vertige, peut-être auriez-vous remarqué au premier rang, dans un coin, un homme d'une trentaine d'années, dont les cheveux se clairsemaient et grisonnaient autour d'un front soucieux, en grand deuil, tel un veuf.
— En effet, fit la comtesse de Starnberg, frêle, rose, puérile sous ses bouclettes blondes de poupée, tandis que ses claires prunelles brillaient ainsi que deux gouttes de champagne, je me rappelle parfaitement ce visage de souffrance qui se contractait et s'enfiévrait, ravagé, douloureux, ces regards hantés de souvenirs qui se posaient sur chaque meuble, sur chaque bibelot, comme pour leur dire un suprême adieu, cette voix rauque, timide, presque inintelligible, qui s'éteignait aussitôt, découragée, narguée, dominée par le tumulte des enchères de folie que se renvoyaient les illusionnistes de la haute brocante… Il poussa surtout la poudreuse en marqueterie devant quoi l'actrice avait accoutumé de se coiffer, un miroir à main de l'époque du Directoire et dont la poignée était faite d'une figurine adorable de Psyché, une trousse d'or où il restait encore un peu de rouge pour les lèvres, et deux chevalières anciennes, qui paraissaient égarées parmi ces bijoux magnifiques… Inutilement du reste… Et des larmes qu'il essuya d'un geste furtif et gêné, qu'il ne put pas plus retenir qu'un mouvement de dépit et de colère, jaillirent alors de ses paupières gonflées… Sans doute, quelque ami ou quelque parent pauvre de la belle morte?
— Mieux que cela, ma chère, continua Mme de Clarence, un amant… l'amant qui avait été le plus près de son cœur, qui s'était attaché à elle, éperdument, sans retour, corps et âme, qui n'aspire, à présent, qu'à la rejoindre dans l'éternelle lumière ou le néant, et, s'il n'avait encore un reste de foi chrétienne, se serait déjà délivré du boulet odieux, accablant, qu'est maintenant pour lui la vie… »
Elle s'arrêta et reprit :
« C'était au début de l'été, l'année dernière, dans un petit trou paisible et morose d'Auvergne où l'on ignore les malades pour rire… Josine Lineuil faisait une cure, consciencieusement, sagement, dans le plus strict incognito, lasse des parades épuisantes et des plaisirs artificiels… Elle vivait à l'écart, fuyait les présentations, fermait sa porte à toutes les visites, était devenue soudain d'une myopie exagérée qui lui permettait de ne répondre à aucun salut, de ne reconnaître personne… Un après-midi de soleil qu'elle rentrait de la promenade assez fatiguée et méditait de se reposer quelques heures sur sa chaise longue, les persiennes closes, dans le silence et la fraîcheur d'une chambre solitaire, il lui fut impossible de trouver sa seconde mule… une petite mule sans importance et sans valeur qui ressemblait à toutes les mules présentes et passées… L'avait-on balayée?… Se cachait-elle sous un meuble?… Servait-elle de vide-poche à une des chambrières de l'hôtel?… Le dommage était, en vérité, trop minime pour s'en occuper et s'en plaindre… Et déjà la comédienne n'y songeait plus, quand elle reçut un billet aussi tendre, aussi ingénu que joliment tourné et où quelqu'un s'excusait du larcin, la suppliait d'être indulgente pour une pareille audace, lui avouait qu'il n'avait pu résister au désir de posséder une petite chose de rien du tout qui l'eût frôlée, de couvrir de baisers cette soie fine qui gardait l'empreinte de son pied cambré et effilé… Elle en sourit d'abord et haussa les épaules, puis, n'ayant qu'à perdre le temps, relut malgré elle ces phrases ferventes et câlines et en rêva… Certains yeux qui s'aimantaient obstinément, sans trêve, à ses grands yeux de tentation, comme en une sorte d'hypnose, qui l'admiraient et l'imploraient, qui la suivaient à la buvette, au casino, dans le parc, qui s'illuminaient, qui changeaient de teinte et d'expression dès qu'ils l'apercevaient, l'avaient frappée et intéressée… Des yeux de mélancolie et de caresse, de ces yeux d'eau profonde et limpide où nous nous plaisons, nous autres femmes, à mirer notre cœur, des yeux de faune et de premier communiant dans un masque amaigri, émouvant, diaphane, où palpitaient d'incertaines et agonisantes lueurs de jeunesse parmi des rides plus marquées que des cicatrices de blessures… Elle s'informa, discrète, apprit bientôt que son adorateur se nommait le marquis de Théoule, que les médecins désespéraient de lui rendre la santé, le soignaient par acquit de conscience, et que la modeste chambre qu'il occupait à l'hôtel était tapissée de ses photographies dans tous les rôles qu'elle avait joués… Et, attendrie, charitable, attirée par l'imprévu de cette passionnette aussi ardente que sincère, heureuse de faire un heureux, elle lui envoya, fleurie de bruyères sauvages et de viornes des haies, la seconde mule avec un de ces petits mots qui vous ouvrent le ciel… Le reste se devine et se résume dans cette seule phrase : Ils s'aimèrent… Elle avait cru être la bonne fée, l'amie de miracle qui l'aiderait à gravir tout doucement le calvaire, qui lui cacherait jusqu'au bout, de ses bras éployés, de sa bouche épanouie, de son corps radieux, l'inexorable faucheuse… Et ce fut elle, qui sait par quelle fantaisie ou quelle méprise du Destin, qui reçut le coup, elle dont les beaux yeux s'emplirent, les premiers, de ténèbres, ce fut lui qui recueillit son dernier adieu alors qu'elle se voyait mourir, qui se pencha sur cette atroce agonie, sanglotant, s'offrant en holocauste, lui qui accompagna, qui défendit ce pauvre cercueil si léger que l'on charriait, que l'on ballottait lamentablement de pièce en pièce, dans l'appartement luxueux qu'inventoriaient en hâte des créanciers sans vergogne… Et, depuis lors, il se claustre presque complètement, il s'agenouille des heures et des heures, à demi fou, devant une façon d'autel funéraire où, parmi les fleurs, reposent les deux mules de satin blanc et l'image de Josine, un instantané de ville d'eau en jupe de tennis et en chemisette brodée, il maudit la mort qui s'est amusée, ironique, cruelle, à l'épargner, à le laisser vivre pour endurer, nuit et jour, le pire des supplices… »
… Dans la loggia tapissée de châles de Manille, des guitaristes préludaient et une chanteuse andalouse modulait ce couplet de rondeña :