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L'amour prodigue

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VII

Tel un petit oiseau imprudent qui s'est laissé engluer par quelque matin de givre, Flossie était maintenant en cage, devait se résigner à attendre l'improbable retour de Santa Venere ou qu'une saute de chance la délivrât.

Elle payait les frais de la fête.

Elle servait de caution pour l'illusionniste dont elle avait été cependant la dupe plus encore qu'autrui. Elle encaissait le papier timbré que prodiguait, à la requête de Leguidecoq, le principal huissier de Bayeux.

L'agréable fin de saison! La prestigieuse villégiature!

Se voir claustrée dans ce village, supporter sans cesse l'humiliante surveillance de cet épicier hargneux, exaspéré, qui avait fait saisir ses malles et tout ce qu'elles contenaient, qui semblait un chien de garde! Se morfondre en une villa de carton où la bise pénétrait de toutes parts, sifflait et râlait, où les cheminées fumaient, où les gouttières étoilaient et crevaient les plafonds! En être réduite à ne boire que du cidre aigre, à ne manger que du poisson, de la soupe au lard ou aux crabes, des choux, des raves, de même que les paysans!

Ah! elle se la rappellerait jusqu'au déclin de ses jours, cette lamentable aventure!

« Le sale type! répétait-elle. L'ignoble mufle!… S'est-il assez payé mon portrait!… Quand je pense que j'ai marché comme une tourte dans la combinaison, que je le croyais de la Haute, que je ne me suis pas méfiée de ses boniments, je m'en arracherais le cœur et les mirettes!… Sûr, s'il y a une justice, ce que ce prince à la manque retournera faire du plat à Fresnes! »

Et elle saccageait les meubles, elle cassait la vaisselle, elle se lamentait dans des crises de nerfs si frénétiques que Zoé en perdait la tête.

Puis, comme la théâtreuse avait une de ces âmes insouciantes qui s'adaptent à n'importe quelle situation, elle s'apaisa insensiblement, s'accoutuma à ce changement de vie.

Elle ne se levait qu'à midi.

Elle n'en finissait plus d'essayer devant son miroir à trois faces diverses coiffures, de polir et de rosir ses ongles. Elle fumait des cigarettes. Elle lisait de vieux feuilletons que lui avait complaisamment prêtés la receveuse des postes.

Tantôt sur la grande cale où étaient amarrées les barques, tantôt sur la digue, elle conversait familière, puérile, avec les pêcheurs et les douaniers, s'intéressant à leurs histoires, ripostant en bonne fille à leurs plaisanteries.

Elle apprenait à traire les vaches, à tisser la dentelle, à filer au rouet, à distinguer les uns des autres les arbres, les plantes, les légumes. Elle allait, accompagnée de sa femme de chambre, aux offices et aux veillées. Elle se mêlait aux jeux des écoliers.

Il n'était pas une maison dans Fontenailles où l'on ne s'empressât de lui offrir la tartine et la bolée, pas de noces, d'enterrements ou de baptêmes où l'on négligeât de l'inviter.

Elle avait un teint radieux, des joues hâlées et rondes, le sang à fleur de peau. Ses yeux paraissaient plus larges et plus clairs, étincelaient comme une vague qu'irradient des paillettes de soleil. Ses hanches et sa gorge s'étaient épanouies.

Une sève intense gonflait toute sa chair tendre et soyeuse.

Elle perdait peu à peu l'empreinte de Paris.

Il ne lui restait rien d'artificiel et d'apprêté.

Elle donnait l'impression de quelque belle et vigoureuse fille de fermier qui a été élevée dans un pensionnat de la ville et qu'a ressaisie la nature. Elle portait des galoches, une jupe de futaine, un corsage de tricot et une ample limousine à capuce.

Les dimanches, au fond de la salle du café de la Marine, où un phonographe remplaçait le ménétrier de jadis et où s'assemblaient les promis et les amoureux du pays, elle valsait et polkait durant des heures, jusqu'à ce qu'elle tombât sur un banc, épuisée de fatigue.

Ces contacts rudes, ces maladroites étreintes réveillaient, attisaient sa sensualité native, sa souffrance de demeurer ainsi en friche, d'être privée de plaisir, comme si elle eût été laide et mûre.

Elle entreprenait sans résultat de découvrir parmi les danseurs qui la meurtrissaient et la secouaient la brute ingénue qu'une flambée de désir mettrait en branle. Elle s'agrippait et se collait à leurs torses puissants, à leurs jambes musculeuses, à la façon d'une pieuvre. Elle leur caressait le visage de ses boucles légères, du souffle frais de sa bouche. Alliciante, perverse, elle s'abandonnait comme une épave dans leurs bras souples et forts, elle attendait le baiser de folie qui s'écrase contre les dents, qui déchire la pulpe humide des lèvres. Et elle se tenait à quatre pour ne pas murmurer ardemment à celui-ci ou à celui-là : « Te décideras-tu, imbécile, à me manquer de respect, à me traiter comme une goton de fossé? Es-tu aveugle ou suis-je mal tournée? Ne comprends-tu pas que j'ai besoin de jouissances à en crier? »

Quel jeteur de mauvais sort avait-elle donc frôlé au moment de se lancer dans ce maudit voyage pour qu'une pareille déveine la poursuivît, l'accablât? Après tant d'ennuis, lui faudrait-il encore endurer un pareil supplice, tenir malgré elle l'emploi de veuve inconsolable, échouer, chaque soir, dans un lit glacial, démesuré, où l'on souhaite en vain de se pelotonner, de s'alanguir, de vibrer toute sous des caresses éperdues, renoncer à ce qui est le meilleur de la vie? Et cela lorsqu'elle ne redoutait aucun contrôle gênant, aucune jalousie fastidieuse, lorsqu'elle pouvait, à loisir et dans leur plénitude, savourer des voluptés peut-être sans égales, lorsqu'elle avait à portée de la main un choix de jeunes hommes robustes, neufs, entraînés!

Comme l'envie l'aiguillonnait de leur avouer qu'elle n'était qu'une princesse d'occasion, que sa mère vendait des fleurs au carreau des Halles et que son père tirait la varlope, qu'elle s'entendait bien mieux à faire l'amour qu'à débiter des couplets de revue et à jouer les femmes du monde! Comme elle aurait volontiers interverti les rôles avec Zoé, noué un tablier blanc autour de sa taille pour enhardir ces niais! Comme elle la jalousait d'avoir un bon ami, d'initier aux délices de l'étreinte le fils aux Bouju, un gars de dix-huit ans qui eût soulevé d'un coup d'épaule une charrette de goémons et donnait l'impression de ces navires dont le mât tout neuf, les voiles gonflées, la coque solide, vous invitent à quelque beau voyage d'aventures et de joie!

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