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L'amour prodigue

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En Scène

Pour Pierre Frondaie.

« Détrompez-vous, reprit Delphine Harvay, je n'ai renoncé brusquement au théâtre alors que la chance me souriait, que je commençais à devenir l'une des petites idoles éphémères dont s'amuse Paris, ni pour apaiser quelque cœur inquiet et passionné qui souffrait de ne me posséder qu'à demi, de n'avoir que les restes de ce public auquel on donne le meilleur de son âme, ni pour satisfaire quelque jaloux qui s'irritait d'être trop privé de moi, de se heurter à trop d'obstacles, qui redoutait l'artificiel et le mensonge… Je préférais cent fois à l'amour mon métier de comédienne… Je lui eusse tout sacrifié sans hésiter seulement une seconde… J'aurais écarté aussitôt de ma vie l'imprudent qui se fût permis de m'imposer ses conditions, de me faire la loi… Est-il en effet des sensations plus aiguës, plus délicieuses, plus troublantes que celles qu'on éprouve à la scène?… Est-il un vertige comparable à celui qui vous étreint, qui vous tend les nerfs, qui vous brûle de la nuque aux talons, dès que l'on sent sur soi ces milliers de regards avides et que l'on lance les premières phrases du dialogue?… Et cet émoi éperdu, cette divine griserie cependant qu'à une fin d'acte l'on tente le suprême effort, l'on s'emballe et que soudain les mots tombent et vibrent dans un grand silence d'église, les applaudissements éclatent en un bruit de tempête, les spectateurs hostiles ou indifférents se dégèlent, s'enfièvrent, pleurent, clament leur angoisse ; ces retours de victoire vers la loge fleurie d'azalées et de lilas comme un reposoir de Fête-Dieu ; ces baisers de joie, ce frisson d'orgueil dont vous secouent jusqu'au fond de l'être le compliment timide et charmant d'un inconnu, les félicitations brutales et ardentes d'un maître! »

Elle s'était accoudée en une attitude de Mnémosyne sur la balustrade de bois que couvraient d'innombrables grappes de roses rouges et contemplait l'agonie lente du soleil qui sombrait comme parmi des remous de lave et de feu.

Des souvenirs illuminaient ses yeux glauques et gonflaient sa gorge.

« Vous n'oublierez jamais ces heures-là, s'écria Jean Le Harnyl.

— Jamais, mon ami, soupira-t-elle d'un accent douloureux de victime. Et pourtant soyez certain que mon nom ne reparaîtra pas sur les affiches!

— Mais s'il s'agissait comme aujourd'hui d'une bonne œuvre, d'une représentation de circonstance qui ne vous engage à rien, insista Bertrand Desbordes.

— Vous perdez votre temps… J'ai fait définitivement la retraite… Je ne suis et ne veux être qu'une exilée volontaire qui, de jour en jour, se rapproche davantage de la nature, qui cultive des fleurs, au gré du Destin, dans ce pays basque dont la beauté, la douceur, l'harmonie, évoquent l'Hellade antique… »

Le vent du large fouettait ses bouclettes brunes aux reflets de cuivre, éparpillait dans l'air des pétales et des feuilles.

Elle se coiffa de l'écharpe légère et souple de gaze safranée qui l'enveloppait.

« Au reste, continua-t-elle, vous me comprendrez quand je vous aurai raconté l'épisode que voici… J'étais alors au Vaudeville et je jouais l'Essayeuse, cette admirable pièce si poignante, si cruelle, où, avec sa sensibilité presque maladive, Henry Préfailles mettait aux prises dans un étrange conflit les éternels et instinctifs ennemis, l'Homme aveugle et asservi, qui arrache son bandeau et secoue le joug, et la Séductrice insaisissable, perverse, coquette, qui brave le péril, qui se prête plutôt qu'elle se donne, qui se plaît à saccager inutilement le bonheur d'autrui, à faire le mal pour le mal… J'avais comme adversaire Claude Randon, qui eut tant de bonnes fortunes et se croyait sincèrement l'égal de don Juan… « Lorsqu'il voit une femme sourire et se promettre à un autre que lui, disait-on de ce fat, il se tient à quatre pour ne pas crier : Au voleur! »… Le pauvre garçon s'était juré que je tomberais dans ses bras… L'éclat de rire moqueur, la manière impertinente dont j'accueillis la déclaration le détrompèrent… Ils auraient dû le calmer comme une douche d'eau froide, ils ne firent au contraire qu'accroître son audace… Je lui renvoyais ses lettres sans les décacheter, je lui tournais le dos, je me refusais à l'écouter à l'instant où il s'approchait de moi… Je l'évitais ostensiblement de même que le pire des fâcheux… J'espérais le décourager et qu'il comprendrait, de guerre lasse, l'inutilité de cette poursuite, qu'il lèverait le siège… Nos camarades s'étaient aperçus du manège… Ils marquaient les coups, ils exaspéraient l'acharné de leurs gouailleries… Le malheureux en perdit la tête… Ce qui n'avait été au début qu'une poussée de désir et de gloriole, qu'un béguin passager, se transforma en ardeur farouche, en inéluctable amour… Il souffrait le martyre… Il s'agenouillait, repentant… Il implorait, humble, meurtri… Il m'offrait de m'épouser… Il avait tellement changé au physique et au moral dans ces deux mois d'amertume et de détresse que vous vous seriez figurés qu'un mal mystérieux le rongeait et l'accablait… J'eus pitié de lui… Je consentis à le recevoir, un après-midi, après la répétition, je m'évertuai à le rendre raisonnable, à éteindre l'incendie, je promis de l'amitié… Des jours s'écoulèrent… Il ne revenait pas à la charge, il paraissait calmé, il feignait de plaisanter… « Tu vois, me disait-il, j'ai suivi tes conseils, je me suis acheté pour deux sous de sagesse… »

Elle baissa le ton.

« Un soir, un soir que je me rappellerai autant que je vivrai, nous achevions, lui et moi, la dernière scène du « trois », qui s'élargit, qui monte, violente, terrible, de réplique en réplique, pareille à un orage… Haletant de colère, désespéré, spectral, titubant comme parmi des décombres, il m'avait jeté au visage les lettres révélatrices, m'accusait d'une voix rauque, entrecoupée de sanglots, me criait de me disculper, de mentir… Ses bras maigres s'allongeaient, ses mains se crispaient dans un geste de menace et de meurtre… Et je me faisais toute menue, je fermais les paupières, je balbutiais des prières puériles, j'attendais le choc fatal, ainsi qu'une bête qui se débat entre les crocs d'un piège… Tout à coup, quoi que j'en aie, je m'aperçois que Randon n'écoute plus le souffleur, ne récite plus le texte, qu'il s'est incarné dans cette situation tragique, qu'il me parle… Sa face se contracte et flambe, ses prunelles chavirent dans la sclérotique, sa bouche se mouille de bave… En démence, il râle : « Tu mériterais que je t'étrangle, que je déchire de mes ongles ta chair de corruption et de péché, que j'en piétine les lambeaux comme un amas de fumier… Mais si tu me jures de m'aimer, si tu acceptes d'être mienne, je serai lâche, je ne te punirai pas… Réponds, réponds vite!… » Et je lui tiens tête, je maîtrise l'épouvante atroce qui me broie, je prolonge à mon tour le drame, je balbutie, tendre, câline : « Pardonne-moi… Je t'aime… Je t'appartiens… » Les yeux dans ses yeux, le fascinant, l'arrêtant, je suis arrivée près d'un portant, j'ai renversé pêle-mêle la table et le fauteuil, je bondis dans les coulisses, je m'enfuis en hurlant aux machinistes : « Arrêtez-le! Arrêtez-le! Il est fou!… » Ils se ruèrent sur lui et le renversèrent, tandis qu'il hoquetait : « Gueuse! Gueuse!… » Vous expliquez-vous maintenant pourquoi j'ai abdiqué sans retour, pourquoi je ne suis plus que l'ombre de moi-même? »

Le bruit du ressac traînait le long des falaises du Socoa, ressemblait à une plainte d'adieu. Le ciel rose et mauve s'éteignait comme sous une pluie de cendres.

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