← Retour

L'amour prodigue

16px
100%

Le Demi-Fou

Pour Charles Müller.

« Le corps maigre, tout en angles, ballottait dans un vieil habit noir loué au décrochez-moi-ça, continua Marc Laurière, dont les yeux songeurs ont vu défiler tant de masques bouffons, superbes et émouvants. Les mains de seigneurie fines, décharnées, diaphanes, ne cessaient de s'agiter, scandaient chaque phrase d'un geste saccadé. Le visage bizarre, douloureux, tourmenté, changeait d'expression, s'illuminait et s'éteignait dans le même instant, se plissait d'innombrables ridules, comme la face de l'eau que gaufre une brusque rafale d'orage, puis souriait, apaisé, se teintait d'ironie, d'orgueil, de dédain, de malice. Le front démesuré, inoubliable, avait l'apparence d'un dôme, couvrait de son ombre les prunelles de cristal d'un gris bleuâtre qui tour à tour vous guettaient, agressives, vous narguaient, moqueuses, vous sondaient, obsédantes, devenaient troubles, vagues, de même que des fenêtres qu'embue le brouillard. La sclérotique jaunâtre était striée de fibrilles rouges, donnait l'impression d'une goutte de vase où se tortillent des microbes. Il mangeait gloutonnement et fiévreusement, à la façon d'un voyageur dont les minutes sont comptées et qui a peur de manquer le train, sans essuyer ses moustaches et sa petite barbiche pointue de mousquetaire, éclaboussait de sauce son plastron et son gilet. Il ne cessait de parler que pour vider d'un trait quelque coupe de champagne. La voix suraiguë, rauque, nasillarde, telle que le son d'une clarinette d'aveugle ou que le hululement d'un oiseau de nuit, dominait les conversations, la rumeur de la ville, puis tombait, s'alentissait, sombrée, alourdie de souffrance, de désenchantement, de lassitude. Mystificateur ou visionnaire, il s'échauffait, se grisait de mots sonores, de paradoxes extravagants, de souvenirs hyperboliques, apostrophait les convives qui l'écoutaient interloqués, inquiets, et se gardaient de le contredire, de l'interrompre. L'amphitryon les rassurait du regard, hochait le cou, chuchotait bénévole, tranquille, convaincu : « Je vous ai avertis… Ce cher comte est encore légèrement exalté, mais qu'est-ce que cela à côté de l'état où il était quand on a bien voulu me le confier! » Cet aliéniste échappé d'un conte d'Edgar Poë s'appelait Cornelius Gibson. Imaginez-vous une longue perche de houblonnière sur quoi oscille une tête de charlatan aux rondes lunettes cerclées d'or, au nez crochu, aux lèvres minces et soigneusement rasées qu'étirent dans tous les sens et que déforment des tics nerveux. Il avait acheté au Point-du-Jour une vieille maison du XVIIIe siècle qu'entouraient de merveilleux jardins, et prétendait y guérir la Folie par je ne sais quel traitement mystérieux de la boîte crânienne. De quinzaine en quinzaine, le dimanche, il réunissait à sa table les parents ou les amis de ses malades, leur exposait sa méthode, leur présentait quelque neurasthénique ou quelque dément dont il se targuait d'avoir éclairci les idées et effacé la fêlure. Le dîner aussi savoureux que si Brillat-Savarin en eût ordonné le menu, les vins dignes d'une cave de chanoine, le médicastre plein de faconde aimable, de jovialité communicative, les sujets véridiques vous incitaient à patienter, à espérer, vous leurraient de mirages, vous rendaient d'humeur moins chagrine, moins sombre. Et l'on s'en retournait confiant, illusionné, prêt à subir de nouvelles exigences, à payer, sans les éplucher de tout près, les honoraires que notre spécialiste sans vergogne excellait à majorer. Fermons la parenthèse. Le maître d'hôtel venait de servir un salmis de gelinottes qui ne laissait rien à désirer, et le pensionnaire du docteur Gibson ajoutait maintenant, lyrique somptueux, des chapitres de sa façon à l'Histoire naturelle de M. de Buffon. Je l'entends encore comme si cela datait d'hier. C'est la haine millénaire de l'infime mulot contre l'aigle dévastateur et tout-puissant et ses ruses pour s'approcher peu à peu de l'aire où le rapace replie enfin ses ailes, s'endort, pour s'agripper de ses petites griffes acérées, sournoisement, à la tête plate de l'ennemi. L'aigle furieux, effaré, prend son essor, s'envole par delà les cimes neigeuses des pics, par delà les nuées, dans les solitudes de l'infini, dans les fulgurances du soleil, exhale de tragiques clameurs de détresse et de colère. Et le mulot, patiemment, s'acharne contre la dure paroi qui recouvre la cervelle, la ronge, la creuse, la perfore de ses dents menues et pointues comme une vrille jusqu'à ce que sa victime entre en agonie, tournoie, inerte, dans le ciel, s'écrase sur quelque rocher. C'est l'éléphant qui, au printemps, traverse, affolé, la jungle, épouvante la nature de ses barrissements éperdus, écrase sous ses pieds massifs les baobabs, les bananiers, les fougères arborescentes, brise à coups de poitrail et de trompe les lianes enchevêtrées, bondit enveloppé de fleurs et de feuillages comme une idole de pagode. On croirait qu'un invisible aiguillon le harcèle, le meurtrit. Une espèce de gomme suinte de sa peau rugueuse et de ses amples oreilles, embaume l'air brûlant d'acres odeurs magiques. De toutes les ruches éparses dans la forêt inviolée, de tous les creux d'arbres, de toutes les clairières, les abeilles accourent par essaims, suivent cette vague de parfums, se jettent, s'écrasent sur la bête monstrueuse, comme des assoiffés contre la margelle d'un puits. Et dans un frémissement d'or, dans des milliers et des milliers d'ailes qui palpitent, qui vibrent, qui le nimbent, qui l'apothéosent, l'éléphant se hâte, se rue vers l'amour, dominateur des êtres et des choses. « Voyez-vous ce tableau?… Voyez-vous ce tableau? crie le demi-fou en tapant sur la nappe. Ça démolit tout… Hugo… Wagner… les Folies-Bergère… Oui, les bêtes ont des âmes… des âmes comme la mienne, comme la vôtre… Si vous en doutez, vous êtes des imbéciles… Et elles parlent… J'en ai eu la preuve, naguère… C'était chez une de mes grand'tantes qui habitait au fin fond de la Bretagne le plus triste et le plus sinistre des châteaux… Un soir, la vénérable douairière ayant envie d'une infusion de tilleul me dépêche à l'office… Je me hâte par des corridors sans fin aux portes closes et hostiles, par des escaliers aux marches branlantes, par des pièces muettes où il semble que quelqu'un se cache, vous attend dans les ténèbres… Me voici soudain en face de la cuisine déserte, silencieuse, où devant des tisons qui craquent, qui s'émiettent en suprêmes étincelles, un chat noir, un chat démesuré, diabolique, rêve, le dos arqué, les paupières capotées… Il se dresse sur ses pattes, il s'étire, il écarquille ses yeux d'émeraude pâle, il gratte les cendres… Et il soupire désespérément : « Ah! que je m'ennuie! »… Des rires incrédules ont éclaté. Ce cher comte hausse les épaules, fronce les sourcils, s'irrite, grogne : « Croyez-le ou ne le croyez pas, cela m'est absolument égal! » Le docteur éluda l'algarade. Il n'y eut ni verres cassés ni querelles. Une heure après cette petite séance, le hasard voulut que le hâbleur quittât la maison dans le même moment que moi. Il avait la tête lourde et les jambes molles, paraissait incapable de traverser la rue tout seul, de trouver son chemin. Je lui offris charitablement mon bras. Nous fûmes aussitôt les meilleurs amis du monde. « Je vous dois un aveu, balbutia-t-il, je n'ai jamais été enfermé… Ce Gibson me loue deux fois par mois pour jouer à table le rôle de fou à peu près guéri… Un cachet de cinquante francs et un excellent dîner… Cela vaut le coup… Et puis c'est si amusant de faire marcher tous ces crétins, de pouvoir crier à mon aise tout ce qui me chante là-haut… D'ailleurs, lorsqu'on crève de misère, il n'est pas de sots métiers, de méprisable effort… Tout s'ennoblit et se transfigure… » Il se tut, puis élevant le ton, plastronnant, défiant d'un regard de flamme d'invisibles fantômes, claironna : « Et dire que je devrais être roi… oui, monsieur… roi des Hellènes… Mais l'empereur Napoléon III s'est refusé à reconnaître mes droits… Et je le comprends… Un Bonaparte aurait fait piteuse figure sur le Gotha en face d'un Villiers de l'Isle-Adam! » Depuis lors, je n'ai jamais revu le génial et malheureux auteur de l'Ève future et d'Akedysseril. »

Chargement de la publicité...