L'amour prodigue
L'Éclat de Rire
Pour Raoul Fabvier.
… Vous auriez parié n'importe quoi qu'Hubert de Lansade terminerait ses jours dans la peau d'un vieux garçon. Il n'avait pas d'entrave. Il ne recherchait les femmes que pour s'en amuser. Il éludait de son mieux les fortes secousses, les aventures compliquées qui peuvent vous mener plus loin qu'on ne le souhaiterait, les essais dangereux où le cœur risque de se laisser émouvoir et de se donner. Il semblait incapable de supporter que quelqu'un lui fît la loi, même avec de jolis gestes légers, pénétrât dans le jardin tranquille et charmant qu'était sa vie. Sain de corps et d'esprit, venu au monde avec une centaine de mille francs de rentes et ayant su les défendre, entraîné autant qu'averti, il se serait gardé de demander au Destin un supplément de bonheur.
Malheureusement, sybarite excessif qui s'attarde trop volontiers à table et ne dépense pas ses forces, il commença, aux approches de la cinquantaine, à s'empâter et à prendre du ventre.
Cela le rendit soucieux.
Un médecin notoire acheva de l'angoisser.
« Marchez, mon ami, vaticina-t-il, marchez des heures et des heures, chaque jour, jusqu'à ce que vous soyez rendu… Brûlez cette graisse malsaine, dérouillez ces muscles qui fonctionnent d'une façon déplorable… Sinon vous serez, à brève échéance, le monsieur poussif et infirme qui a l'air d'un tonneau mal cerclé, le goutteux obèse qu'attend la petite voiture! »
Qui n'aurait été apeuré par ce glas lugubre? Qui ne se serait empressé de se soumettre à ce conseil brutal de docteur Tant-Pis?
Quoiqu'il lui en coûtât de bouleverser son trantran accoutumé, de déambuler, droit devant soi, par la ville, l'inactif entreprit bientôt le traitement salutaire, se transforma progressivement en champion de « footing ».
Pour s'entraîner, pour oublier l'ennui et la fatigue qui le déprimaient, pour ajouter un vague agrément à ces exercices forcés, pour avoir un but et se sentir attiré par quelque espoir d'intermède et de surprise, il s'attachait aux pas de telle ou telle dont la silhouette gracile, l'allure élégante et décidée, le profil mutin l'avaient intéressé.
Certaines se dérobaient au premier tournant. D'autres, malicieuses, l'essoufflaient, l'égaraient dans des faubourgs ignorés, le conduisaient, étonné, vers des squares lointains, à la Chapelle ou à Montsouris. De prudes s'irritaient de son audace et de sa ténacité, s'évertuaient à le décourager et à l'humilier, lui jetaient deux sous comme à un mendiant famélique qui vous obsède, l'injuriaient, le menaçaient, jouaient la scène dans la rue d'un ton si agressif qu'afin de ne pas être pris pour un satyre et houspillé par la foule il se hâtait de battre en retraite. De délurées, au contraire, ralentissaient le pas à propos, favorables à la rencontre, cambrant leur taille souple, ne comprenant pas pourquoi le suiveur se montrait aussi timide et aussi indécis, tardait aussi longtemps à leur chuchoter quelque déclaration suggestive. D'ingénues rougissaient, perdaient la tête, faisaient penser à des colombes sur lesquelles plane un oiseau de proie et qui cherchent en vain un asile. D'impertinentes haussaient les épaules, l'apostrophaient à mi-voix, le narguaient. De pratiques l'entraînaient à dessein dans les grands magasins, feignaient de rêver devant les vitrines éblouissantes des joailliers.
Et neuf fois sur dix il ne tentait pas de terminer la partie, de cueillir ce fruit d'occasion, s'en revenait tranquillement chez soi se peser, constater que le traitement lui réussissait à merveille.
Cependant, un matin qu'il longeait l'avenue des Champs-Élysées, notre philosophe aperçut une jeune femme qui promenait son chien.
Elle était grande et svelte, avec une de ces nuques rondes veloutées et dorées dont rien ne surpasse la douceur et le charme. Le drap souple qui gantait son corps avait des nuances délicates d'héliotrope et de violette de Parme. Le nez au vent, les yeux voilés par de longs cils de soie, insoucieuse, elle aspirait par tous les pores la divine lumière du printemps, l'odeur tendre des marronniers en fleurs et des pelouses reverdies. Dans les arbres, les moineaux pépiaient, les ramiers roucoulaient. A leur exemple, en gaieté, elle sifflait, elle rappelait dans ses jupes le loulou indocile qui courait de droite et de gauche, et elle lui disait de ces choses que comprennent seules les bêtes familières et aimées.
Hubert n'hésita pas une seconde à la suivre.
Elle ne remarqua pas d'abord que son ombre se doublait d'une ombre inquiétante et importune. Le chien qui surveillait le jeu et qui grognait la mit sur ses gardes. Agacée, furieuse contre l'intrus qui se permettait de troubler son plaisir, elle traversa la place de l'Étoile à fond de train, au risque d'être écrasée par le flot de voitures, de tramways et d'automobiles qui l'encombrait, se réfugia cinq minutes chez un fleuriste de la rue de Presbourg, puis s'élança dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, piéta à en perdre le souffle, de même qu'une perdrix au milieu des vignes.
Le fâcheux maintenant devait, de guerre lasse, avoir rebroussé chemin, jeté son dévolu sur quelque autre passante.
« Hein, Bobette, cria-t-elle au loulou dont le grelot d'or tintait ironique et joyeux, y a-t-il dans ce bas monde des bonshommes désagréables et stupides?… Si on le revoit jamais, ce numéro-là, je t'autorise à grignoter son pantalon! »
A ce moment, elle retourna la tête, et vous vous imaginez son dépit et sa colère lorsqu'elle se heurta de nouveau à Lansade.
« Ah! non! Vous exagérez, le monsieur! s'exclama-t-elle. Je ne vous ai pas pris à l'heure! »
Et comme il la dévisageait, déconcerté, quinaud, ne trouvant pas un mot drôle à lui riposter du tac au tac, elle éclata, malgré soi, de rire.
O ce rire frais, puéril, adorable, qui ressemblait aux trilles d'un rossignol, ce rire étincelant et mousseux qui jaillissait des lèvres épanouies et des dents de nacre, ce rire fou de gosse aux pures vibrations de cristal qui résonnait comme un carillon de fête, ce rire qu'on eût voulu savourer, boire à lentes gorgées dans un baiser, ainsi qu'une liqueur résurrectrice!
« Pardonnez-moi, madame, cette insistance ridicule, parvint enfin à balbutier Hubert, mais croyez que je ne la regrette pas… On entreprendrait tout de suite le tour de Paris pour entendre une pareille musique… »
Il se présenta alors respectueusement et lui expliqua avec assez de verve son cas. Elle sourit. Le sourire valait le rire. Ils causèrent jusqu'au lac.
« Je n'aime que l'imprévu, murmura-t-elle.
— Que vous avez raison! répondit-il.
— Je suis un peu toquée.
— Je vous revendrai de ma sagesse.
— Est-elle de bonne qualité?
— De la meilleure… Je la garantis! »
Qu'ajouterai-je? La dame en mauve avait perdu son mari avant même de savoir si elle l'aimerait ou si elle le tromperait. Elle en portait le demi-deuil. Coquette, fantasque, affranchie, elle eût attisé de ses petites mains le feu le plus vif sans s'y brûler. Hubert de Lansade, après d'infructueux assauts, finit par le reconnaître. Et nous recevrons, cette semaine, un faire-part de mariage.